Parmi[[Nous livrons ici de larges extraits d’un texte paru il y a déjà quelques années sous le titre : “New Social Movements Challenging the Boundaries of Institutional Politics” (in : Social Research, vol. 52, n° 4, hiver 1985). La version complète de cet essai figure sous le titre “Challenging the Boundaries of Institutional Politics : Social Movements Since the 1960s” dans le recueil Changing Boundaries of the Political (Essays on the Evolving Balance between the State and Society, Public and private in Europe), Ch. S. Maier (ed.), Cambridge University Press, New York 1987. les sociologues et les politologues qui analysent la mutation des structures et de la dynamique politiques en Europe de l’Ouest, il est devenu courant dans les années 70 de constater la fusion des sphères politique et non-politique de la vie sociale. La pertinence analytique de la division conventionnelle entre “État” et “société civile” a été remise en cause. La ligne de démarcation entre les intérêts ou modes d’action “politiques” et “privés” (par exemple moraux ou économiques) s’est estompée.
Le modèle de développement semble de plus en plus tendu: comme les politiques publiques exercent un impact plus direct et plus visible sur les citoyens, ceux-ci cherchent en retour à acquérir un contrôle plus immédiat et plus vaste sur les élites politiques, par des moyens jugés fréquemment incompatibles avec le maintien de l’ordre constitutionnel. Nombre des analystes les plus conservateurs ont décrit ce cycle comme un dangereux cercle vicieux qui doit conduire selon eux à une érosion croissante de l’autorité politique, voire de la capacité à gouverner, à moins que des mesures efficaces ne soient prises pour libérer l’économie d’une intervention politique trop détaillée et trop ambitieuse, et pour immuniser les élites politiques contre les pressions, les intérêts et les actions des citoyens. En d’autres termes, la solution proposée est une redéfinition restrictive de ce qui peut et doit être considéré comme “politique”, et entraîne l’élimination dans les programmes gouvernementaux de tout ce qui est défini comme “extérieur” à la sphère politique véritable. Le projet néo-conservateur vise ainsi à isoler le politique du non-politique.
En dépit de leur opposition politique évidente au contenu du projet conservateur, la problématique des nouveaux mouvements sociaux recoupe sur un certain nombre de points importants celle des tenants de ce projet. Elle repose sur l’analyse suivante : les conflits et les contradictions des sociétés industrielles avancées ne peuvent plus être résolus de manière sensée et prometteuse par l’étatisme, par la régulation politique et l’inclusion de thèmes et de revendications toujours plus nombreux dans l’agenda des autorités bureaucratiques. Ce n’est qu’au-delà de ces prémisses communes sur le plan analytique que les perspectives des néo-conservateurs et des mouvements sociaux divergent radicalement. Le projet néo-conservateur cherche à restaurer les fondations de la société civile – supposées non-politiques, non-contingentes et incontournables – telles que la propriété, le marché, l’éthique du travail, la famille et la vérité scientifique, de façon à sauvegarder une sphère d’autorité étatique plus restreinte et par conséquent plus solide ; cela permettrait que les institutions politiques ne soient plus “surchargées” de demandes et de tâches. Les nouveaux mouvements sociaux cherchent au contraire à politiser les institutions de la société civile par des biais qui ne soient pas canalisés par les institutions politiques représentatives/bureaucratiques, et donc à reconstruire une société civile qui ne soit plus dépendante de la régulation, du contrôle et d’une intervention étatiques sans cesse croissants. En vue de s’émanciper de l’État, la société civile elle-même doit se politiser au moyen de pratiques qui appartiennent à une sphère intermédiaire entre les préoccupations “privées” et les modèles politiques sanctionnés par l’État.
La “nouvelle politique” des nouveaux mouvements sociaux peut être analysée – comme toute politique – en fonction de sa base sociale, de ses thèmes, de ses préoccupations, de ses valeurs et de ses modes d’action. Pour y parvenir, je proposerai d’utiliser le terme de paradigme politique.
Je décrirai d’abord l’ “ancien paradigme” qui fut dominant après la Seconde Guerre mondiale, en mettant en relief ses quatre composantes principales (valeurs, thèmes, acteurs, pratiques institutionnelles). Ensuite, je discuterai du nouveau paradigme avec les mêmes catégories, avant d’étudier comment peut être expliquée l’émergence du nouveau paradigme. Enfin, je hasarderai quelques hypothèses sur les issues possibles aux conflits actuels.
I. L’ancien paradigme
Les questions politiques clefs à l’ordre du jour en Europe occidentale de l’immédiat après-guerre jusqu’au début des années 70 concernaient la croissance économique, la distribution des ressources et la sécurité. Alors que des questions telles que l’unité, les limites, et la redéfinition de la souveraineté nationale et du territoire national jouaient un rôle mineur dans ces pays, l’absence de conflits portant sur l’ordre constitutionnel et légal était encore plus manifeste. L’ordre politique, économique et social qui avait été adopté à la fin des années 40 et au début des années 50 reposait sur un large consensus concernant l’État-providence libéral-démocratique, qu’aucune force politique significative – de droite comme de gauche – n’osait remettre en question.
Cela valait au moins pour trois éléments clefs des accords constitutionnels d’après-guerre, qui furent adoptés, justifiés et défendus en fonction de leur contribution à la croissance et à la sécurité. D’une part, malgré quelques éléments secondaires – de consultation, planification indicative, cogestion et nationalisation -, les décisions d’investissement furent instituées comme le terrain d’action des propriétaires et des managers agissant sur des marchés libres selon le critère du profit. D’autre part, le capitalisme comme machine de croissance fut complété par le travail organisé, en tant que machine de redistribution de ressources et de sécurité sociale. C’est seulement sur la base de cet intérêt dominant pour la croissance et le pouvoir d’achat réel que l’on peut expliquer à la fois la disponibilité du travail, élaboré dans l’abandon de ses projets à long terme de changement de société en échange d’un statut solidement établi dans le processus de distribution du revenu, et la disponibilité des investisseurs à concéder un tel statut aux travailleurs organisés. Le troisième élément important du modèle constitutionnel d’après-guerre fut une forme particulière de démocratie politique, représentative et fonctionnant grâce à la compétition des partis. Un tel dispositif permettait de limiter le nombre des conflits, qui passaient de la sphère de la société civile à l’arène politique, en particulier là où il y avait, comme dans le cas allemand, une disjonction organisationnelle sur le long terme entre les acteurs collectifs porteurs des intérêts sociaux (comme les syndicats, les associations d’employeurs, les Églises…) et les partis politiques qui se concentraient sur l’objectif de gagner des voix et d’obtenir des positions dans le parlement et le gouvernement, selon le modèle du “parti attrape-tout” (O. Kircheimer).
Le postulat sociologique implicite qui sous-tendait les accords constitutionnels de l’État-providence libéral était que les modèles de vie “privés”, centrés sur la famille, le travail et la consommation, absorberaient les énergies et les aspirations de la plupart des gens, et que la participation à la vie publique ainsi que les conflits concernant celle-ci n’auraient en conséquence qu’une importance marginale dans la vie de la plupart des citoyens. Cette définition constitutionnelle des espaces d’action respectifs du capital et du travail, de l’État et de la société civile, était corrélative à la centralité des valeurs que représentaient la croissance, la prospérité et la redistribution des ressources.
Depuis les années 50, la “sécurité” a été le terme le plus fréquemment utilisé dans les campagnes électorales et les slogans des deux grands partis d’Allemagne de l’Ouest. Ce terme revêt trois aspects importants. D’une part, il se réfère à l’État providence, c’est-à-dire à la garantie d’un revenu et d’un niveau de vie adéquats pour tous les citoyens, ainsi qu’à la protection en cas de maladie, de chômage, de vieillesse ou de besoin. D’autre part, il renvoie à la stratégie militaire et à la défense. Sa troisième dimension (qui recoupe partiellement les deux premières) implique un certain contrôle social à travers le traitement et la prévention de toutes sortes de comportements “déviants”, en particulier si leurs conséquences risquent d’affecter la viabilité de la famille et de l’ordre établi.
A la fin des années 50, la thèse de la “fin des idéologies”, importée des sciences sociales américaines, mais aussi les diagnostics qui prévoyaient la “fin du conflit politique”[[H. Schelsky : Der Mensch in der wissentschaftlichen Zivilisation, Opladen, éd. West-deutscher,1961., étaient largement salués comme des interprétations sociologiques plausibles. Et la critique, en partie réactionnaire, en partie intellectuelle-progressiste, des valeurs de la société de consommation ne réussissait pas à avoir un impact réel sur les solides fondations culturelles du capitalisme du “Welfare” post-totalitaire de l’après-guerre.
II. Le nouveau paradigme
L’une des rares tentatives de créer un concept solide pour le nouveau paradigme a été effectuée par Raschke[[J. Raschke : “Politik und Wertwandel in den westlichen Demokratien”, in Aus Politik und Zeitgeschichte n° 36, 1980., qui parle de l’émergence d’un nouveau “mode de vie”. La définition la plus large – bien que loin d’être totalement inclusive – que les militants de ces mouvements utilisent pour qualifier cette nouvelle politique est contenue dans le terme de “mouvements alternatifs” – ce qui est vide de contenu positif, tout comme le sont les termes de “contre – économie”, “contre-institution” et “contre-espace public”.
Les nouveaux mouvements politisent des thèmes ne pouvant pas être “codés” à l’intérieur du code binaire de l’action sociale qui sous-tend la théorie politique libérale. En d’autres termes, là où la théorie libérale postule que toute action peut être classée comme “privée” ou comme “publique” (et, dans ce dernier cas, légitimement “politique”), les nouveaux mouvements se localisent eux-mêmes dans une troisième catégorie, intermédiaire. Ils revendiquent de militer sur des thèmes qui ne sont ni “privés” (en ce sens qu’ils ne constitueraient pas pour d’autres personnes une préoccupation légitime), ni “publics” (en ce sens qu’ils seraient reconnus comme un objet légitime des institutions et acteurs politiques officiels), mais qui renvoient à des résultats “pertinents” et à des effets secondaires du comportement d’acteurs (privés ou publics) non susceptibles d’en être tenus pour responsables ou d’en être rendus responsables par les voies légales ou institutionnelles existantes. Le terrain d’action de ces nouveaux mouvements est un terrain politique non institutionnel, qui n’est pas pris en compte par les doctrines et les pratiques de la démocratie libérale ni de l’État-providence.
Les thèmes dominants des nouveaux mouvements sociaux concernent des territoires (physiques), des terrains d’action ou des “mondes vécus” : tels le corps, la santé et l’identité sexuelle ; le voisinage, la ville et l’environnement physique ; les identités et les traditions culturelles, ethniques, nationales et linguistiques ; les conditions physiques de la vie et la survie de l’humanité en général.
Aussi divers et incohérents que ces thèmes puissent paraître, ils plongent des racines communes dans un certain nombre de valeurs qui, nous le verrons plus loin, ne sont pas “nouvelles” en elles-mêmes, mais auxquelles les nouveaux mouvements donnent une importance et une urgence différentes. Les plus importantes de ces valeurs sont l’autonomie et l’identité (avec des corrélats tels que la décentralisation, l’autogouvernement, et des formes de travail autonomes – self help), ainsi que l’opposition à la manipulation, au contrôle, à la dépendance, à la bureaucratisation, à la régulation, etc.
Un troisième élément du nouveau paradigme est le mode d’action des nouveaux mouvements sociaux. Deux aspects sont ici impliqués: le mode par lequel les individus agissent ensemble pour constituer une collectivité (“mode d’action interne”), et les méthodes par lesquelles ils se confrontent au monde extérieur et à leurs opposants politiques (“mode d’action externe”). De façon caractéristique, dans leur mode d’action interne, les nouveaux mouvements sociaux ne s’appuient pas (comme les formes traditionnelles d’organisation politique) sur le principe organisationnel de la différenciation – que celle-ci soit horizontale (adhérents/non-adhérents) ou verticale (dirigeants/base). Au contraire, il semble y avoir une forte tendance à la dédifférenciation, c’est-à-dire à la fusion des rôles publics et privés, des attitudes instrumentales ou expressives, et en particulier une ligne de démarcation estompée et tout au plus transitoire entre les rôles de “membres” et les “dirigeants” formels.
Le mode d’action externe se caractérise par des manifestations et d’autres formes d’action ayant recours à la présence physique des gens (souvent en grand nombre). Ces tactiques de protestation visent à mobiliser l’attention du public par des moyens (le plus souvent) légaux bien que “non conventionnels”. Ils sont doublés par des exigences protestataires qui sont articulées principalement dans des formes grammaticales et logiques négatives, comme l’indiquent des mots clefs tels que “jamais”, “nulle part”, “fin”, “stop”, “gel”, “interdiction”, etc. L’ensemble indique que le groupe d’acteurs qui est mobilisé se conçoit lui-même comme une alliance oppositionnelle ad hoc et souvent monothématique (plutôt que comme un groupe intégré organisationnellement ou même simplement idéologiquement) qui laisse place à une large variété de légitimations et d’opinions parmi les protestataires. Ce mode d’action met de plus l’accent sur la nature principielle et non négociable de la question – ce qui peut être vu comme une vertu ou comme une nécessité imposée par le caractère relativement primitif des structures organisationnelles qui y sont impliquées.
Les mouvements sociaux construisent leurs relations avec les autres acteurs politiques non en termes de négociation, de compromis, de réforme, d’amélioration ou de progrès graduel, mais plutôt en termes fortement antinomiques tels que oui/non, eux/nous, désirable/intolérable, victoire/défaite, maintenant/jamais, etc.
Les mouvements sont incapables de négocier parce qu’ils n’ont rien à offrir en échange des concessions qui pourraient leur être faites. Il leur est par exemple impossible de promettre une diminution de la consommation d’énergie en échange de l’arrêt des projets d’énergie nucléaire – à l’inverse des syndicats, qui peuvent promettre (ou du moins accepter en pratique) une modération salariale en échange de garanties sur l’emploi. Cela est dû à l’absence dans les mouvements de certaines caractéristiques des organisations formelles (en particulier du caractère contraignant des décisions des représentants pour le reste de l’organisation), caractéristiques qui permettent aux organisations formelles de s’assurer dans une certaine mesure que les termes de l’accord politique seront honorés. En général, les mouvements manquent aussi d’un ensemble cohérent de principes idéologiques et d’une vision du monde à partir desquels pourraient être conçues l’image d’une société désirable et les étapes pour y arriver. Les mouvements sont également non désireux de négocier, parce qu’ils considèrent souvent leur revendication centrale comme une priorité si grande et si universelle qu’aucune de ses dimensions ne saurait être sacrifiée sans nier la revendication elle-même.
Enfin, l’aspect le plus frappant en ce qui concerne les acteurs des nouveaux. mouvements sociaux est qu’ils ne fondent pas leur auto-identification sur les codes politiques établis (gauche/droite, progressiste/conservateur… ) ou sur les codes socio-économiques qui leur correspondent partiellement (classe ouvrière/classe moyenne, pauvres/riches, population rurale/population urbaine… ). L’univers du conflit politique est plutôt codé selon des catégories dérivées des thèmes des mouvements eux-mêmes, comme par exemple le genre, l’âge, la localité, etc., ou, dans le cas des mouvements écologistes et pacifistes, la race humaine dans son ensemble.
En résumé, le nouveau paradigme divise le monde de l’action en trois sphères : privée, politique non institutionnelle, politique institutionnelle, et revendique la sphère de l’ “action politique au sein de la société civile” comme son terrain propre. Les deux paradigmes peuvent être opposés comme suit :
Caractéristiques principales de “l’ancien” et du “nouveau” paradigme politique:
|dimensions |”ancien paradigme” |”nouveau paradigme” |
|acteurs |groupes socio-économiques agissant comme groupes (selon l’intérêt du groupe en question) et impliqués dans un conflit portant sur la distribution des ressources |groupes socio-économiques agissant non en tant que tels, mais dans l’intérêt des collectivités concernées |
|thèmes |croissance économique et distribution ; sécurités militaire et sociale ; contrôle social |préservation de la paix, de l’environnement, des droits de l’homme et des formes de travail non aliénées |
|valeurs |liberté et sécurité de la consommation privée et du progrès matériel |autonomie et identité personnelles, opposées au contrôle centralisé, etc. |
|modes |a) interne : organisation d’action formelle, associations représentatives sur une large échelle |a) interne : informel, spontané, faible degré de différenciation horizontale et verticale |
| |b) externe : médiation des intérêts pluraliste ou corporatiste ; compétition des partis, règle majoritaire |b) externe: politiques protestataires basées sur des demandes formulées avant tout en termes négatifs |
III. Les mutations des structures sociales et des questions à l’ordre du jour
1. Les diverses composantes des nouveaux mouvements sociaux
Ce que nous connaissons de la composition sociale structurelle des nouveaux mouvements sociaux comme porteurs du paradigme de la “nouvelle politique” nous indique qu’ils se fondent sur les principales fractions des nouvelles couches moyennes. Une des caractéristiques les plus importantes de cette’ “classe” est qu’elle a une “connaissance de classe”, mais pas de “conscience de classe”[[Cf. A. Giddens : The Class Structure of the Advanced Societies, London, ed. Hutchinson, 1973 (A. Giddens utilise le terme “class-aware”, opposé à “class-conscious”, NDT).. En d’autres termes, il semble y avoir des déterminants relativement clairs sur le fait de savoir qui est prêt à embrasser les causes et à s’engager dans les pratiques de la “nouvelle politique” (il y a donc une détermination très forte des agents), mais les revendications (et donc les bénéficiaires de ces revendications) sont largement détachées des spécificités de classe, dispersées, et sont soit très “universalistes” par leur nature (par exemple sur des thèmes comme l’environnement, la paix et les droits de l’homme), soit fortement concentrées sur des groupes particuliers (définis par exemple par le lieu, l’âge, ou le fait qu’ils soient affectés dans une situation donnée par des pratiques, des lois ou des institutions étatiques données). La politique des nouvelles classes moyennes, contrairement à celle de la classe ouvrière et à celle des anciennes classes moyennes, est en général la politique d’une classe, sans être une politique au service d’une classe.
Les caractéristiques structurelles du noyau (issu des nouvelles classes moyennes) des militants et sympathisants des nouveaux mouvements sociaux sont un niveau d’instruction élevé, une sécurité économique relative (et, en particulier, l’expérience d’une telle sécurité lors des “années de formation”) et un emploi autonome ou dans les services sociaux. Il est cependant vrai que, dans la plupart des cas, les nouveaux mouvements sociaux ne sont pas composés uniquement de “radicaux des nouvelles classes moyennes”, mais incluent également des éléments d’autres groupes et strates avec lesquels ils tendent à former une alliance plus ou moins stable. Parmi ces autres groupes, les plus importants sont a) les groupes “périphériques” ou “sortis de la sphère marchande” (decommodified) et b) des éléments des anciennes classes moyennes.
Par groupes “sortis de la sphère marchande “, j’entends les catégories sociales dont les membres ne voient pas (présentement) leur situation sociale définie directement par le marché du travail et dont la disponibilité temporelle est en conséquence plus flexible (comme les femmes au foyer des classes moyennes, les étudiants, les retraités ou les jeunes sans emploi ou employés marginalement). Une caractéristique commune à ces catégories sociales est que leurs conditions de vie et leurs perspectives sont modelées par des mécanismes de surveillance, d’exclusion et de contrôle sociaux qui sont très voyants et souvent très autoritaires, et qu’elles n’ont pas d’options “alternatives” – même formelles – à cet égard. Elles sont en ce sens “prises au piège”, ce qui a souvent conduit à ce qu’elles se révoltent contre le régime patriarcal ou bureaucratique de ces institutions. Une autre caractéristique de ces groupes “périphériques” est qu’ils peuvent se permettre de consacrer un temps considérable aux activités politiques, chose qu’ils partagent avec les professionnels des classes moyennes aux emplois du temps souvent flexibles. Ils partagent aussi parfois avec ces derniers le même environnement institutionnel, comme c’est le cas des enseignants et de leurs étudiants, des travailleurs sociaux et de leurs clients, etc.
La troisième composante qui fait fréquemment partie de la base sociale des nouveaux mouvements sociaux est l”‘ancienne classe moyenne” (paysans, petits commerçants et artisans…), dont les intérêts économiques immédiats coïncident souvent avec des préoccupations qu’exprime la politique protestataire des nouveaux mouvements sociaux (ou en divergent relativement moins)[[Par exemple, de forts noyaux de l’ancienne classe moyenne soutiennent en général les mouvements régionalistes dans l’espoir d’obtenir plus de subsides de la part de l’État central. (Cf. A. Touraine: Le Pays contre l’État, Paris, éd. du Seuil, 1981).. A l’inverse, les classes, strates et groupes qui sont le moins perméables aux préoccupations, aux revendications et aux formes d’action du “nouveau paradigme” sont les “principales” classes des sociétés capitalistes, c’est-à-dire la classe ouvrière industrielle ainsi que les détenteurs et les agents du pouvoir économique et administratif.
A plusieurs niveaux, il est en conséquence possible d’affirmer que le modèle de conflit social et politique qui se trouve exprimé dans les nouveaux mouvements sociaux est diamétralement opposé au modèle du conflit de classe. D’une part, le conflit n’est pas animé par une classe, mais par une alliance sociale qui est constituée, dans des proportions variées, d’éléments venant de différentes classes et “non-classes”. D’autre part, il ne s’agit pas d’un conflit entre les agents économiques principaux d’un modèle de production, mais d’une alliance qui inclut virtuellement tous les éléments à l’exception de ces classes principales. Enfin, les revendications n’ont pas une spécificité de classe, mais sont plutôt soit fortement universalistes, soit au contraire très particularistes.
Cette configuration peut être interprétée comme le résultat d’un long processus de différenciation ou de divergence entre ce que Parkin a appelé le “conservatisme de la classe ouvrière” et le “radicalisme des classes moyennes”[[F. Parkin : Middle Class Radicalism, Manchester, Manchester University Press, 1968.. Cette différenciation constitue le revers du développement de l’État-providence, dans lequel la classe ouvrière dans son ensemble se voit garantir une représentation institutionnelle sur les plans politique et économique ainsi que certains droits à la sécurité et à la protection sociales. Mais le prix à payer pour ce succès (aussi limité, fragile et réversible soit-il) a généralement été la limitation des objectifs politiques du mouvement ouvrier et la spécialisation de ses formes organisationnelles. Plus concrètement, les luttes et les succès qui furent arrachés dans l’intérêt des individus en tant que travailleurs, salariés et bénéficiaires des transferts de la sécurité sociale furent accompagnés par une désaffection croissante à l’égard des intérêts des individus en tant que citoyens, consommateurs, clients des services fournis par l’État et êtres humains en général.
Conformément à une certaine logique du compromis politique et des accords entre classes, l’extension de l’inclusion réalisée à travers l’État-providence ne peut être obtenue sans l’exclusion d’importantes dimensions du conflit de classe. Inversement, les domaines que les organisations de la classe ouvrière (syndicats, partis socialistes, socio-démocrates et communistes) ont largement abandonnés tendent désormais à être occupés par les secteurs radicalisés des classes moyennes qui – et cela est également dû aux réalisations de l’État-providence pleinement développé – sont suffisamment importants sur le plan numérique et assurés sur le plan économique pour être en mesure de réaffirmer l’importance de certaines “questions oubliées” du mouvement ouvrier et de redonner vie à certaines formes politiques non institutionnelles qui avaient caractérisé ses débuts.
Presque toutes les projections et spéculations sur le futur probable de la structure sociale des États-providence démocratiques d’Europe de l’Ouest semblent suggérer qu’au moins deux des composantes de la base sociale du nouveau paradigme – les nouvelles classes moyennes, et les secteurs “périphériques” ou “sortis de la sphère marchande” – ont toutes les chances d’augmenter numériquement. Bien que certains doutes aient été émis à propos de la croissance future des services et du nombre d’individus des nouvelles classes moyennes qui en sont prestataires, il y a très peu de chances pour que les fonctions sociales essentielles de cette catégorie (enseignement, information, santé, contrôle social et administration) soient remplacées de la même manière que les blanchisseries ont été remplacées par les machines à laver individuelles. Cela est dû non seulement à la complexité des services offerts, mais encore à l’importance quantitative de la demande de tels services – elle-même déterminée largement parla capacité décroissante du marché du travail à organiser et à absorber la totalité de la force de travail. De plus en plus de “travailleurs” se voient transformés en “clients”, en particulier lors des crises économiques, et ce pour un temps qui ne cesse de croître. Du coup, la croissance relative du secteur social “sorti de la sphère marchande” garantit l’existence sociale de larges fractions des nouvelles classes moyennes et prépare peut-être de nouvelles formes d’alliance politique entre ces deux éléments.
Il est sans doute moins évident que le troisième élément (ancienne classe moyenne) reste stable lui aussi dans le futur. Cet élément, qui rappelle le plus la base sociale des “anciens” mouvements sociaux (notamment populistes), bénéficie cependant de l’intérêt et du soutien de forces aussi diverses que les responsables économiques conservateurs et les partisans de modèles “alternatifs” ou “dualistes” de réorganisation économique, qui font leurs adieux au prolétariat[[A. Gorz : Adieux au prolétariat, Paris, éd. Galilée, 1980. et observent favorablement le développement de nouvelles formes d’ “auto-emploi”.
Au total, ces perspectives constituent une différence notable entre les “nouveaux” mouvements sociaux et les “anciens”, car ces derniers ont régulièrement été le fait de forces qui, selon toute probabilité, ne survivraient pas à l’impact de la modernisation économique et culturelle à laquelle elles essayaient désespérément de résister. On pourrait au contraire tracer un parallèle avec les débuts du mouvement ouvrier, où celui-ci était porté par la prophétie (fondée) qui affirmait que sa force numérique et sociale augmenterait et serait développée par le système même contre lequel sa lutte était dirigée.
Bien sûr, le nombre à lui seul ne compte pas. Il importe davantage que les questions autour desquelles ces masses sont actives et se mobilisent ne puissent pas être résolues facilement, et donc qu’elles ne soient pas simplement de nature transitoire. Pour que des conflits politiques et des alliances durables puissent en émerger, il faut que les thèmes “non classistes” qui sont politisés par les nouveaux mouvements sociaux constituent le résultat intrinsèque (et continuellement reproduit) des modèles de production et de domination dominant dans les démocraties capitalistes d’Europe occidentale.
2. Différentes théories des nouveaux mouvements sociaux
Inadéquation des théories traditionnelles
Les théories du comportement politique “non conventionnel”, “massifié” ou “déviant” qui étaient largement acceptées dans les années 50 et au début des années 60 soutenaient que l’action politique non institutionnelle était la conséquence de dommages infligés à certains secteurs de la population par la modernisation économique, politique et culturelle, contre l’impact de laquelle ces groupes réagissaient en recourant à des modes “déviants” d’action politique. La modernisation sociale étant interprétée avant tout comme la différenciation et la désarticulation des sphères d’action (comme les sphères “privée” et “publique”), de tels mouvements anti-modernistes étaient analysés comme revendiquant la préservation de la “totalité” indifférenciée de la vie traditionnelle[[Cf. B. Berger et al. : The Homeless Mind : Modernization and Consciousness, New York, Vintage Books, 1973.. Le “déracinement” de couches aliénées et marginales constituait la clef explicative de ces théories. Smelser décrivait le comportement collectif comme une réponse irrationnelle, exceptionnelle, hystérique, fondée sur le désir et non sur l’analyse, ou encore cognitivement inadéquate pour faire face aux tensions structurelles créées par le procès de modernisation[[N.J. Smelser : Theory of Collective Behavior, New York, Free Press, 1963.. Cette réponse était décrite comme basée sur des mythes (positifs ou négatifs) ou sur des interprétations simplistes des tensions à l’œuvre.
Rien ou presque de ces analyses n’est confirmé par les données que met à jour l’analyse des mouvements sociaux actuels. Les nouvelles classes moyennes qui constituent la fraction la plus importante de ces mouvements peuvent difficilement être décrites comme “déracinées”. Les participants à des mouvements protestataires, comme le mouvement pacifiste en Grande-Bretagne à la fin des années 60, “apparaissent bien intégrés dans une vaste gamme d’activités sociales et d’institutions”[[F. Parkin, op. cit., p. 16.. De plus, “de plus grands potentiels de protestation ne sont pas associés à une désaffection à l’égard de la politique orthodoxe, mais font plutôt partie d’une attitude dualiste dans le recours à l’action politique”[[A. Marsch : Protest and Political Counsciousness, London, ed. Sage, 1977, p. 87.. Les strates qui appuient le plus les politiques protestataires ne sont en aucun cas désavantagées : elles jouissent en général de la sécurité économique et certaines de leurs composantes, telle que la “classe moyenne passée par les premiers cycles universitaires”, “figurent souvent parmi les plus avantagées de la communauté”[[Ibid., p. 165..
De plus, ces couches n’invoquent pas des modèles d’organisation sociale prémodernes, préscientifiques ou indifférenciés ; elles revendiquent plutôt des solutions qui permettraient à des valeurs spécifiquement “modernes” (comme la liberté individuelle et les principes humanistes et universalistes) d’être réalisées plus pleinement que dans les formes d’organisation centralisées, bureaucratiques ou fondées sur l’utilisation intensive de la technologie. Les modèles qui devraient guider ces aménagements sociaux ne sont en règle générale pas tirés d’un passé romantique ; ils sont le plus souvent conçus et proposés de façon pragmatique, et font le plus souvent un usage sélectif des réalisations de la modernisation technique, économique et politique. Par exemple, l’appel à la décentralisation ne dérive pas d’une nostalgie irrationnelle pour les petites communautés prémodernes, mais d’une compréhension du caractère destructeur des effets induits de la centralisation, et, inversement, du potentiel de décentralisation créé (entre autres) par les technologies électroniques de pointe de l’information et de la communication.
Ces mouvements ne peuvent pas non plus être décrits de façon plausible comme “irrationnels”, car leur base sociale participe plus que la moyenne de la population à la culture cognitive moderne. En conséquence, ils développent une vision de la réalité sociale et de ses dilemmes qui est souvent complexe, pragmatique et non idéologique, et tolèrent relativement bien l’ambiguïté et les divergences de principes idéologiques. Les nouveaux mouvements sont sans doute mieux décrits, pour reprendre les termes de Galtung, comme “une fédération de mouvements monothématiques qui s’attachent à préciser le niveau d’intégration qu’ils trouvent justifié, se soutenant mutuellement dans beaucoup de domaines, mais pas dans tous”[[J. Galtung : “The Blue and the Red, the Green and the Brown : A Guide to Movements and Countermovements” (mimeo), Genève, Institut Universitaire d’Etude du développement, 1981, p. 18.. Dans ce cadre, les qualifications cognitives et les instruments intellectuels (tels que les évaluations technologiques, les prévisions socio-économiques, les applications écologiques et stratégiques de l’analyse des systèmes ou l’usage élaboré des tactiques légales) sont souvent utilisés au service des mouvements.
Sur la base de ces observations, il semble clair que les nouveaux mouvements sont d’un type différent de celui qu’analysaient les théories plus anciennes évoquées plus haut. Pouvons-nous en dire autant des questions politiques qui sous-tendent leurs mobilisations ?
Interprétation structurale et interprétation subjective
L’émergence de nouvelles questions politiques peut être expliquée principalement en mettant l’accent soit sur les facteurs subjectifs, soit sur les facteurs objectifs. Dans le cas d’explications principalement subjectives (ou, plus précisément, psychologisantes et réductionnistes), l’accent est mis sur le changement des valeurs et des motivations des acteurs, sur leurs dispositions et leurs ressources subjectives d’action. A l’inverse, les explications d’abord “objectives” s’appuient avant tout sur des variables indépendantes telles que des événements, des développements, des mutations du contexte, des contradictions, des problèmes structuraux, etc. En dernière analyse, chacune des deux approches est liée à l’une des deux écoles de pensée en présence dans le débat en sciences sociales : le courant de l’individualisme méthodologique “centré sur l’acteur” et le courant “structuraliste” ou “fonctionnaliste”.
La littérature existante concernant les nouveaux mouvements sociaux et les modes non-conventionnels de participation politique est manifestement inspirée de manière prépondérante par la première approche. En général, la recherche s’est attachée à décrire et a mis en valeur la “poussée” de nouvelles valeurs, exigences et acteurs qui transforment certaines questions en enjeux politiques ; elle n’a pas retenu l’ “influence” d’événements objectifs, de développements ou d’impératifs systémiques dont la connaissance pourrait conditionner ou stimuler la formation d’enjeux politiques. Or il est sans doute possible de dire que la première approche est liée intellectuellement à la formation de théories sur les mouvements sociaux, tandis que la seconde est intéressée par l’établissement de théories des ou pour les mouvements sociaux.
L’approche plus structurale (qui a manifestement les faveurs des auteurs qui considèrent les nouveaux mouvements plus en fonction de leur potentiel de changement social qu’en termes de déviance politique et de potentiel de perturbation du processus institutionnel) se réfère à trois aspects liés des sociétés capitalistes industrielles avancées (ou, dans l’acception de Touraine, “post-industrielles”).
D’une part, les effets secondaires négatifs de la rationalité économico-politique en vigueur ne sont plus concentrés et spécifiques à une classe, mais sont au contraire dispersés dans le temps et l’espace, de telle sorte qu’ils affectent virtuellement l’ensemble des membres de la société (aspect d'”élargissement”). D’autre part, les méthodes de domination et de contrôle social connaissent une mutation qualitative qui les rend plus universelles et plus incontournables, ce qui affecte et disloque même les sphères de la vie qui étaient jusque-là restées en dehors du domaine du contrôle social rationnel et explicite (aspect d'”approfondissement”). Enfin, les institutions politiques et économiques qui gouvernent conjointement la rationalité de la production et du contrôle social ont perdu toute capacité d’autocorrection et d’autolimitation ; elles sont, sans remède, prises dans un cercle vicieux qui ne peut être brisé que de l’extérieur (aspect d'”irréversibilité”).
En ce qui concerne le premier point, Habermas a soutenu de façon convaincante et cohérente que, dans les sociétés capitalistes avancées, le travail ne constitue plus l’expérience primordiale de l’oppression, car celle-ci affecte également le citoyen, le client des décisions administratives et le consommateur[[J. Habermas : Théorie de l’agir communicationnel, Paris, éd. Fayard, 1987 (Frankfurt/Main 1981). (Cf. aussi C. Offe : “Le travail comme catégorie sociologique”, in Les Temps Modernes n° 466, mai 1985, éd. originale 1983, NDT).. Foucault a présenté une version encore plus radicale du caractère “dispersé” du pouvoir, qui ne peut plus être attribué à un mécanisme causal central – la production industrielle moins que toute autre. Ce type d’argument paraît très plausible si nous considérons deux caractéristiques des économies politiques modernes et des systèmes technologiques – civils et militaires – sur lesquels elles reposent: leur énorme capacité de déplacer les conflits et la portée croissante de leurs échecs (leur tendance croissante à la “catastrophe”).
La première caractéristique concerne la flexibilité avec laquelle des conflits concrets peuvent être résolus en faisant retomber les coûts de la solution sur des acteurs extérieurs ou en les déplaçant vers de nouvelles dimensions des privilèges et de l’oppression. En ce sens, la solution d’un conflit salarial peut conduire à des déséquilibres régionaux, à un accroissement des risques d’accidents du travail, à l’inflation ou à des coupes dans les programmes sociaux de certains groupes… Un grand nombre d’exemples viennent à l’esprit pour illustrer la seconde caractéristique (qui est liée à une interconnexion croissante), tirés des systèmes technologiques de grande échelle (agro-industrie, énergie atomique, transports urbains, défense, etc.) ou des grandes organisations économiques et administratives (marchés mondiaux, systèmes de sécurité sociale, etc). Ces deux types d’effets, largement répandus dans la société, tendent de façon croissante à donner un caractère “sans classe” ou “social” aux dommages subis – ce qui rend inadéquate la vision marxiste traditionnelle du “conflit central” et des contradictions essentielles inhérentes à un ensemble institutionnel spécifique.
Le deuxième point concerne le diagnostic d’approfondissement de l’oppression qui affecte des niveaux fondamentaux de l’existence physique, personnelle et sociale. Cet aspect des formes modernes de rationalisation est souvent évoqué par des métaphores telles que l’ “invasion” ou la “colonisation du monde vécu”[[Id.. Cela revient à dire que la régulation économique et politique n’est plus limitée à la manipulation des contraintes externes du comportement individuel, mais intervient dans l’infrastructure symbolique de l’interaction sociale informelle et dans la production du sens, à travers l’utilisation des technologies du droit, de l’éducation, de la médecine, de la psychiatrie et des médias. Ce nouveau et puissant type de contrôle social est souvent décrit comme une nécessité fonctionnelle à un nouveau stade de la production[[Cf A. Melucci : “The New Social Movements : A Theoretical Approach”, in Social Science Information, 19 (1980), pp. 217-218, et J. Hirsch : Der Sicherheitsstaat : Das “Modell Deutschland”, seine Krise und die neuen Bewegungen, (Frankfurt/Main, Europäische Verlagsanstalt, 1980)..
Le troisième point se réfère à l’incapacité structurelle des institutions économiques et politiques existantes à percevoir et à prendre effectivement en compte les menaces, les destructions et les risques globaux dont elles sont la cause. L’image paradoxale qui se dégage des théories en vigueur sur la crise économique et l’ “échec de l’État”[[M. Jänicke : Wie das Industriesystem von seinen Missständen profierte : Kosten und Nutzen technokratischer Symptombekämpfung : Umweltschutz, Gesundheitswesen, innere Sicherheit, Opladen, ed. Westdeutscher, 1979. est que ces institutions sont toutes-puissantes en ce qui concerne le contrôle, l’exploitation et la domination de leur environnement physique et social et en même temps presque sans recours pour affronter les aspects d’autoparalysie qui découlent de l’usage d’un tel pouvoir. L’expérience de tels blocages a amené à des protestations dirigées “non contre l’échec de l’État et de la société à garantir la croissance économique et la prospérité matérielle, mais contre leurs succès par trop considérables dans cette orientation, et, donc contre le prix d’un tel succès”[[S. Berger: “Politics and Anti-Politics in Western Europe in the Seventies”, in: Daedalus, 108, 2, 1979, p. 32..
De la validité des interprétations sociologiques
Bien sûr, ces propositions pourraient être considérées comme des vues tendancieuses construites pour servir les besoins de légitimation des nouveaux mouvements sociaux. Cependant, si l’on parvenait à montrer la validité de ces propositions, elles nous fourniraient une interprétation sociologique de l’émergence des nouveaux mouvements. Il y aurait un parallèle entre le caractère convaincant de cette interprétation et la réunion des conditions suivantes :
a) Les propositions analytiques énumérées ci-dessus sont partagées non seulement par les militants des mouvements, mais par une communauté plus large de contemporains, informés et compétents, qui ne sont pas eux-mêmes engagés politiquement dans les mouvements.
b) Les causes et les questions qui sont centrales pour les nouveaux mouvements sociaux sont celles – et seulement celles – dont la prédominance et l’urgence sont dues aux processus objectifs auxquels se réfèrent les trois propositions citées.
c) La base sociale des mouvements ainsi que leur noyau militant au sens strict proviennent des groupes sociaux qui sont potentiellement les plus affectés par les conséquences négatives de ces processus, et/ou de ceux qui peuvent prendre connaissance le plus facilement du fonctionnement de ces processus et de leurs conséquences.
d) Les valeurs invoquées et défendues par les nouveaux mouvements sociaux ne sont pas “nouvelles”, mais font partie du répertoire de la culture moderne dominante.
e) Les formes d’action extra-institutionnelles adoptées par les défenseurs du nouveau paradigme sont explicitement utilisées et justifiées en référence aux “capacités d’apprentissage” et au manque structurel de “responsabilité” des institutions établies, plutôt qu’au nom d’une doctrine politique révolutionnaire.
On pourrait très bien prétendre que ce qui est le moins nouveau dans ces mouvements, ce sont leurs valeurs. Car il n’y a sûrement rien de nouveau dans des principes moraux tels que la dignité et l’autonomie individuelles, l’intégrité des conditions de vie physiques, l’égalité et la participation, et des formes pacifiques et solidaires d’organisation sociale. Toutes ces valeurs et ces normes morales invoquées par les partisans du nouveau paradigme politique sont fortement ancrées dans les philosophies politiques (et les théories esthétiques) modernes des deux derniers siècles, et sont l’héritage des mouvements progressistes de la bourgeoisie et de la classe ouvrière. Cette continuité tend à suggérer que les nouveaux mouvements sociaux ne sont, dans leurs orientations normatives fondamentales, ni “postmodernes” (au sens où ils mettraient l’accent sur des valeurs nouvelles qui ne sont pas – encore – partagées par des fractions plus larges de la société), ni “prémodernes” (au sens où ils adhéreraient aux réminiscences d’un passé prérationnel romantisé) : ils sont plutôt contemporains des sociétés dans lesquelles ils se développent et des institutions de la rationalité politico-économique qu’ils combattent. Il est donc possible de parler d’une critique “moderne” de la modernisation, plutôt que d’une critique “antimoderne” ou “postmatérialiste”, puisque les fondements de cette critique tout comme l’objet de celle-ci reposent dans les traditions modernes de l’humanisme, du matérialisme historique et des idées émancipatrices des Lumières. Ce que nous observons, ce n’est pas une “mutation des valeurs”, mais la prise de conscience de la désagrégation et de l’incompatibilité partielle qui fissurent de l’intérieur l’univers des valeurs modernes. Les liens d’implication logique entre les valeurs – tels que les liens entre progrès technique et satisfaction des besoins humains, entre propriété et autonomie, entre revenu et identité, et, plus généralement, entre la rationalité des processus et le caractère désirable de leurs résultats – sont perçus comme s’étant désintégrés. La conscience cognitive des conflits et des contradictions à l’intérieur de l’ensemble constitué par les valeurs modernes peut conduire à mettre sélectivement l’accent sur certaines d’entre elles.
Si nous nous tournons maintenant vers les acteurs du “nouveau” paradigme, l’explication structurelle avance que les acteurs les plus susceptibles de s’engager sont ceux qui peuvent le plus facilement prendre connaissance de la nature particulière des irrationalités du système ou ceux qui ont le plus de chance d’en être des victimes privilégiées. La première partie de l’hypothèse est confirmée par le fait que le niveau d’éducation élevé (et peut-être le caractère récent de l’expérience éducative, qui est indiqué par l’âge) constitue le facteur qui conditionne le plus l’engagement dans les nouveaux mouvements. On peut faire l’hypothèse que la connaissance des irrationalités du système sera plus répandue dans les services sociaux ou dans l’administration, où la confrontation avec les irrationalités en question est la plus directe. De même, on peut attendre que les gens adoptent une attitude plus favorable envers les préoccupations des nouveaux mouvements s’ils jouissent dans le présent d’une position économique relativement sûre. Dans la plupart des pays européens, ceux qui bénéficient d’une prospérité relative de ce genre et surtout d’une situation économique sûre sont les fonctionnaires. Si l’on combine ces quatre variables (niveau d’éducation élevé, âge, services sociaux, emploi dans le secteur public), nous approchons fortement la catégorie sociale qui, selon toutes les données quantitatives, est la plus favorable aux thèmes et aux pratiques des nouveaux mouvements sociaux. Cette catégorie sociale est aussi composée des groupes qui ont été décrits par divers auteurs néo-conservateurs comme une “nouvelle classe”[[Cf. B. Bruce-Briggs (ed.) : The New Class ?, New York, Transaction Books, 1979 ; H. Schelsky : Die Arbeit tun die anderen : Klassenkampf and Priesterherrschaft der Intellektuellen, Opladen, éd. Westdeutscher,1975. et qui sont réputés être les partisans typiques d’une “culture d’opposition”[[D. Bell : Les Contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979 (New York, 1976)..
Il n’est pas sûr que l’explication structurale convienne aussi bien aux secteurs que nous avons qualifiés de “périphériques”, “sortis de la sphère marchande”. En quel sens pourrait-on affirmer que cette catégorie très hétérogène est particulièrement affectée par les modèles d’oppression et de contrôle déjà évoqués – et donc mobilisée de manière spécifique contre ces modèles ? L’une des réponses possibles pourrait renvoyer à l’expérience – partagée par divers éléments de cette catégorie – d’exclusion des modes de participation à la société et à l’État qui passent par une participation active et stable au marché du travail et aux grandes organisations formelles. Une autre réponse pourrait mettre l’accent sur le degré d’autonomie personnel relativement restreint dont jouissent la plupart des membres des groupes périphériques (en particulier les femmes au foyer de la classe moyenne et les adolescents) quant à la maîtrise individuelle de leurs conditions de vie. Enfin, il est possible de hasarder l’hypothèse selon laquelle ces groupes ont une relation moins contraignante aux normes et aux institutions, dans une société où une part croissante de la vie est consacrée à des activités hors du travail formel, mais dans laquelle ne sont pas encore reconnus et acceptés sur une vaste échelle des modèles qui indiqueraient à quoi consacrer sa vie en dehors du travail ; une telle situation pourrait amener à une condition “anomique”, une fraction décroissante de la société étant régulée par les institutions.
Une mobilisation consistante des membres des anciennes classes moyennes – comme dans les mouvements écologistes et régionalistes – peut encore plus difficilement être expliquée en recourant à l’explication structurale. En effet, la mobilisation d’éléments de l’ancienne classe moyenne se produit plutôt en réponse à la violation de valeurs traditionnelles, et leur action peut être en conséquence analysée de façon plus adéquate selon la dynamique et les modèles des “anciens” mouvements sociaux.
L’ensemble des thèmes et des préoccupations majeures des nouveaux mouvements sociaux converge vers l’idée que la vie elle-même – ainsi que les standards minimaux de la “vie bonne” tels qu’ils sont définis et sanctionnés par les valeurs modernes – est menacée par la logique aveugle de la rationalisation, et qu’il n’y a pas de garde-fous suffisamment nombreux et crédibles à l’intérieur des institutions politico-économiques dominantes qui puissent éviter que des désastres se produisent.
Cette perspective constitue aussi la base de l’adoption et de la justification de modes d’action non conventionnels, et ce pour deux raisons. D’une part, si la vie ou la survie sont en question, la croyance formelle envers les “règles du jeu” est facilement rejetée comme n’étant pas à la hauteur de problèmes de cette importance. D’autre part, si les mécanismes institutionnels sont considérés comme trop rigides pour reconnaître et affronter les problèmes des sociétés industrielles avancées, il serait inopportun de S’appuyer sur eux pour tenter de trouver une solution.
Le fait que les valeurs sur lesquelles se basent les nouveaux mouvements sociaux doivent être comprises comme une radicalisation sélective de valeurs “modernes” – et non comme un rejet global de celles-ci – apparaît clairement dans de nombreux détails. Le nouveau paradigme dépend autant des réalisations de la modernisation économique et politique que des critiques portées contre les promesses non tenues et les effets pervers de celle-ci. Par exemple, la période qui précède l’émergence du mouvement féministe dans la seconde moitié des années 60 a sans doute été celle qui a connu les avancées les plus rapides et les plus profondes de la position sociale des femmes depuis un siècle (accès plus facile et plus égalitaire à l’enseignement supérieur et au marché du travail, familles plus réduites et moindre charge de travail résultant de la mécanisation croissante de nombreux travaux ménagers, attitudes publiques moins rigides et législations plus libérales concernant le contrôle des naissances, l’avortement et le divorce; etc.). De même, les mouvements écologiques peuvent invoquer les témoignages qui (comme le premier rapport du Club de Rome) viennent du noyau central des institutions existantes et qui soulignent de façon éclatante les conséquence potentiellement catastrophiques de la poursuite sans modification des modes de rationalité en place. La même chose peut s’appliquer aux nouveaux mouvements pacifistes, qui popularisent et radicalisent souvent les doutes préexistant dans des cercles minoritaires des élites militaires et des experts stratégiques. Dans tous ces cas et dans d’autres, les partisans du nouveau paradigme politique s’appuient sur des mutations structurelles, des pans de savoir et des modèles de légitimation que leur fournissent les élites au pouvoir elles-mêmes (ou plus exactement des minorités dissidentes en leur sein, ou encore des projets de réforme que ces élites n’ont pas menés à terme), bien plus que sur des normes et des modèles tirés d’un lointain passé prémoderne ou d’une utopie future tout aussi lointaine.
La nature “moderne” des nouveaux mouvements sociaux (ou au moins de leurs composantes “classes moyennes”) est également mise en lumière par le fait (bien étudié) que ceux qui ont recours aux pratiques politiques non conventionnelles n’agissent pas ainsi parce qu’ils n’ont pas l’expérience (ou qu’ils n’ont pas connaissance) des formes conventionnelles disponibles de l’action politique ; tout au contraire, ces acteurs non conventionnels sont relativement expérimentés quant aux pratiques conventionnelles et à leurs limites – qui provoquent souvent leur déception. En conséquence, la critique des partis politiques, des gouvernements parlementaires, des bureaucraties publiques, de la règle majoritaire et de la centralisation qui est exprimée par les théoriciens des nouveaux mouvements sociaux se concentre toujours sur les limites, les rigidités partielles, les niveaux de dysfonctionnement et les évidences empiriques de détérioration de ces institutions politiques, bien plus que sur leur rejet global.
Enfin, le caractère “moderne” des nouveaux mouvements sociaux est souligné par leur croyance spontanée dans le postulat selon lequel le cours de l’Histoire et la société sont “contingents”, et peuvent être modifiés par les individus et les forces sociales déterminés à le faire. En général, cette hypothèse fait même place à la contingence quant aux domaines que peut concerner un tel changement et aux méthodes que celui-ci requiert, différant par là, dans sa structure logique, des doctrines marxistes classiques.
IV. Un défi à l’ancien paradigme
En résumé, il est possible d’affirmer que le nouveau paradigme politique peut être compris comme une critique “moderne” de la modernisation future. Cette critique trouve sa base dans des fractions décisives des nouvelles classes moyennes cultivées qui les mettent en oeuvre à travers les modes d’action non conventionnels, informels et non marqués par une spécificité de classe. Dans la plupart des mouvements sociaux, la base que constitue la nouvelle classe moyenne se retrouve mêlée à deux autres éléments : les groupes périphériques sortis de la sphère marchande d’un côté et des éléments (souvent ruraux) des anciennes classes moyennes de l’autre. Alors que la nouvelle classe moyenne est potentiellement la plus sensible aux risques et aux effets pervers de la modernisation, les deux autres groupes ont de très fortes chances d’être les victimes les plus directes de celle-ci. Malgré les convergences et les affinités qui rassemblent ponctuellement ces groupes, leurs divergences sont assez claires : alors que la critique “moderne” de la modernisation que soutient la nouvelle classe moyenne est basée sur des idéaux et des valeurs universalistes et émancipateurs, ainsi que sur des capacités cognitives élevées, la critique de l’ancienne classe moyenne et des groupes périphériques repose souvent sur des sources normatives et des modes de connaissance prémodernes, particularistes, déviants, hédonistes, passéistes ou irrationnels à d’autres égards.
J’aimerais conclure cet article en discutant l’hypothèse suivante : le fait que les forces qui représentent le nouveau paradigme dépassent ou non leur influence actuelle – marginale bien que très visible -, et donc le fait qu’elles soient capables ou non de défier “l’ancien” paradigme politique dominant dépendra avant tout du fait que les clivages internes et les contradictions qui existent entre les nouvelles classes moyennes, les anciennes classes moyennes et les groupes périphériques soient dépassés ou non, et de la manière dont ils seront éventuellement dépassés.
Jusqu’au milieu des années 70, le schéma traditionnel gauche/droite constituait un modèle approximatif adéquat, sous-tendu par un continuum (exprimé de façon claire dans le système politique de la RFA) qui allait du libéralisme économique conservateur jusqu’à l’étatisme réformiste et redistributeur, en passant par une position libérale-réformiste. Ce modèle linéaire d’un univers politique fondé sur le jeu croissance/sécurité n’est manifestement plus adapté. En termes de valeurs individuelles comme en termes d’action collective et d’acteurs collectifs, une nouvelle dimension transversale doit être ajoutée qui décrit le contraste entre l’ancien paradigme et le nouveau, défini par ses luttes défensives contre les irrationalités de la modernisation. Nous obtenons ainsi un modèle triangulaire de l’univers politique, dont les clivages politiques et les alliances potentielles sont représentées dans la figure ci-dessous.
Un modèle triangulaire des clivages politiques et des alliances potentielles
De tels équilibres triangulaires sont cependant instables par nature, du moins si l’on suppose une égale distance entre chacun des trois pôles. Les décisions et les choix doivent à la fin être pris une fois que le nombre d’alternatives a été réduit à deux, ce qui implique des coalitions ou au moins des alliances ad hoc. Je vais maintenant tenter d’évaluer la probabilité relative de chacune des trois alliances logiquement possibles – dont seulement une, telle est mon hypothèse, pourrait impliquer un défi sérieux et réel à l’ancien paradigme politique. Ces trois alliances sont les suivantes : alliance des partisans du nouveau paradigme et des forces libérales-conservatrices traditionnelles ; alliance corporatiste du type “grande coalition”, qui exclurait largement le nouveau paradigme ; alliance entre ces derniers et la gauche traditionnelle.
Ma thèse est la suivante: l’émergence de telle ou telle alliance potentielle sera la conséquence de la domination, au sein de l’ensemble hétérogène qu’est le nouveau paradigme, de tel ou tel des trois groupes qui le composent. Cela, à son tour, ne dépend pas principalement de la force numérique de chacun de ces trois groupes à l’intérieur d’un nouveau mouvement social donné ou dans les nouveaux mouvements sociaux dans leur ensemble. Dans une large mesure, cette question dépend des politiques par lesquelles les élites politiques feront symboliquement référence (positivement ou négativement) à l’une des trois composantes et établiront des relations sélectives avec elle.
Thèmes, alliances et composantes
La première alliance
Commençons d’abord par étudier les politiques qui pourraient conduire à la formation de la première alliance, entre les forces libérales-conservatrices traditionnelles et les nouveaux mouvements sociaux, et dont la “cible” serait le groupe composé des éléments de l’ancienne classe moyenne à l’intérieur du mouvement. Les tenants d’une telle alliance peuvent tout à fait répondre aux préoccupations du mouvement écologiste par des stratégies conservatrices traditionnelles, mettant l’accent sur les valeurs éthiques, religieuses et esthétiques d’une nature non profanée, créant des parcs naturels, exploitant les ressentiments prémodernes et les peurs de l’ancienne classe moyenne (rurale) quant à l’urbanisation et à l’industrialisation, tout en s’appuyant largement sur les mécanismes du marché pour mettre en oeuvre cette approche conservatrice. Une approche néo-populiste peut même apporter un appui sélectif au mouvement féministe. Bien sûr, il ne peut y avoir accord sur les thèmes de l’avortement ou de l’égalité des conditions des deux sexes dans le travail ; mais une affinité certaine existe quant au besoin de campagnes contre la pornographie, d’une politique sociale liée à la famille, ou même de certaines notions plus particularistes de l’identité “féminine” qui semblent populaires dans certaines fractions du mouvement féministe. Une convergence substantielle existe également entre certaines des expériences des mouvements tendant à créer une “économie alternative” et les doctrines économiques libérales-conservatrices. Cette convergence inclut un rejet véhément de la légitimité des exigences et des tactiques des organisations de la classe ouvrière. Les néo-libéraux, de Friedman à Dahrendorf, ont salué l’émergence du “travail au noir” et de l’économie informelle comme des signes de santé de l’initiative individuelle et des capacités d’adaptation du système économique ; tout aussi significatif est le fait que les conservateurs catholiques ont également avancé l’idée de nouvelles formes d’auto-emploi (self help), basées sur le travail volontaire non payé à l’intérieur de la famille ou de la communauté locale, comme une solution aux déficiences fiscales et fonctionnelles des formes existantes de la politique sociale. Il y a évidemment beaucoup de choses en commun entre ces doctrines et les approches “communautariennes” des mouvements alternatifs.
Enfin, des accords limités existent entre certaines fractions du mouvement pacifiste et les forces conservatrices, qui pourraient constituer un pilier supplémentaire pour cette première alliance. Comme dans le cas de l’usage civil de la technologie nucléaire, une part décisive de la protestation concerne le choix des sites plus que les choix fondamentaux en matière de stratégie globale – industrielle ou militaire. Aussi longtemps que le conflit demeure à ce niveau, les conservateurs peuvent facilement joindre leurs forces aux protestations locales contre l’implantation de missiles nucléaires à proximité d’une ville déterminée. De plus, l’impact important de certaines condamnations théologiques récentes des missiles nucléaires comme immoraux en soi peut facilement être transformé en prétexte justifiant un fort accroissement des efforts de défense conventionnelle. Là encore, l’ancienne classe moyenne constitue, à l’intérieur des nouveaux mouvements sociaux, l’élément le plus susceptible d’être convaincu et coopté dans la perspective de telles propositions et initiatives politiques.
Deux conclusions nous suffisent ici. D’une part, contrairement aux assertions que l’on rencontre fréquemment dans les médias et dans la littérature sociologique, il n’y a en aucun cas une tendance naturelle ou définitive des nouveaux mouvements sociaux à s’aligner sur la gauche. D’autre part, il est inconcevable que la consolidation réelle de l’alliance fréquemment proposée entre la “nouvelle politique” et les forces libérales-conservatrices puisse constituer un défi sérieux à l’ancien paradigme politique. En étant absorbée dans cette alliance, la nouvelle politique cesserait en effet d’être une nouvelle politique aspirant à conquérir des positions de pouvoir dans l’État et la société. Elle pourrait renoncer à de telles aspirations en échange de concessions qui préserveraient certains aspects prémodemes de l’environnement naturel, de la famille, des rôles sexuels, des formes de travail, des communautés et des stratégies de défense.
La seconde alliance
D’importantes fractions des élites politiques travaillent en ce moment à concevoir un second type d’alliance, celle de la droite et de la gauche traditionnelles. De façon implicite, on retrouve également dans ce projet une référence aux nouveaux mouvements sociaux, en l’occurrence négative et tournée vers les groupes périphériques. Dans cette stratégie politique, ces mouvements sont perçus avant tout comme l’expression des besoins et des valeurs de ceux qui ne contribuent pas au procès de production industriel de la société, pas plus qu’ils ne se conforment à ses valeurs et à ses modèles de rationalité. A cause de certains échecs dans les procès de reproductions matérielle et culturelle, ainsi que du rôle subversif joué par certains mentors intellectuels, les groupes périphériques (comme les mouvements de squatters dans de nombreuses villes allemandes ou hollandaises) ont échappé à la discipline de base que suppose le bon fonctionnement d’une société complexe. Ils ont adopté un comportement fondamentalement hostile envers les institutions de la propriété privée et de l’État, sans être capables de développer une alternative politique réaliste qui leur soit propre ; leur attitude envers l’État-providence est considérée comme fondamentalement cynique et parasitaire. Sur le plan de la politique publique, les conséquences logiques à tirer de ce type d’analyses sont la répression et la surveillance accrues, l’exclusion et l’absence de traitement de fond du problème, ou, au mieux, des mesures politiques symboliques destinées à empêcher les éléments périphériques de gagner un soutien dans les classes moyennes nouvelles et anciennes.
Une grande coalition gauche/droite appuyant et mettant en œuvre ce type de réponse pourrait s’épanouir en capitalisant les peurs parallèles que les activités des nouveaux mouvements sociaux provoquent dans les deux camps : à gauche, peur du chômage et affaiblissement de la sécurité sociale ; à droite, peur de la violence et des infiltrations subversives chevauchant le mécontentement des groupes périphériques. Ces deux sortes de peur sont accentuées par la crise économique et internationale.
Ce type de réponse politique donné aux nouveaux mouvements sociaux illustre là encore l’interaction de ceux-ci avec la politique publique : ces mouvements ne sont pas simplement modelés par leur composition sociale, leurs thèmes ou leurs revendications ; ils sont également façonnés par la manière dont ils sont perçus, interprétés et traités symboliquement par les élites politiques, dont les réponses vont déterminer dans une certaine mesure le poids respectif de chacune des composantes à l’intérieur des nouveaux mouvements sociaux. En ce sens, la tentative de définir ces derniers comme criminels ou déviants et de les exclure en conséquence peut très bien réussir à créer ce qui est présupposé, en excluant de leur sein les éléments les plus réformistes et en redéfinissant ainsi le terrain d’action des politiques protestataires comme étant avant tout l’apanage de ceux qui veulent s’engager dans une action militante antiétatique. Ce type de stratégie n’exclut évidemment pas que certains des thèmes des mouvements soient repris pour être traités de façon technocratique. Malgré de telles réponses, cette alliance n’est cependant pas plus susceptible de déboucher sur un changement du paradigme politique dominant que la première ; à l’inverse de l’approche par “cooptation”, cette approche par “confrontation” est cependant plus susceptible de déboucher sur un niveau relativement élevé, permanent (quoique fluctuant) et violent de conflit extra-institutionnel.
Les potentialités de la troisième alliance
La troisième alliance se base sur une stratégie qui unit la gauche traditionnelle et les nouveaux mouvements sociaux en mettant l’accent sur les nouvelles classes moyennes qui constituent le cœur de ces derniers. Dans une mesure significative, cette alliance dépend de l’ouverture des organisations de gauche traditionnelles aux jeunes, aux femmes et aux chômeurs – c’est-à-dire d’une relation positive aux secteurs périphériques sortis partiellement de la sphère marchande. Il y aurait matière à spéculer sur la relation qui pourrait s’établir entre le degré de “révisionnisme” ou de “modernisme” des organisations politiques ouvrières et leur capacité à donner des réponses aux nouveaux mouvements sociaux. On peut s’appuyer sur le fait que la social-démocratie allemande a, depuis 1959, abandonné de manière croissante son identité de parti de la classe ouvrière et s’est en conséquence basée sur les nouvelles classes moyennes dont elle a tiré avantage sur le plan électoral. Elle a également effectué des efforts considérables pour démontrer son ouverture aux préoccupations des nouveaux mouvements sociaux (une tendance qui a été effectivement incarnée à partir de la fin des années 60 par Willy Brandt). Ainsi, un parti social-démocrate très “moderne” peut espérer compenser les pertes résultant de l’affaiblissement de ses racines dans la classe ouvrière en établissant des liens avec la composante “nouvelles classes moyennes” des nouveaux mouvements sociaux. Comme l’ont démontré les débats et les controverses dans la social-démocratie allemande au début des années 80, une telle mutation électorale n’est pas aisée à effectuer si elle ne s’accompagne pas de mutations fondamentales à un niveau stratégique. Une telle réorientation est, pour des raisons structurelles, moins probable en période de crise économique. Cependant, la force des impératifs économiques pourrait ne pas fermer d’emblée la voie à une telle réorientation (en particulier dans les partis de gauche qui sont dans l’opposition). Ils pourraient même contribuer à l’accélérer, si un changement général d’orientation intervient quant à l’avenir des systèmes industriels basés sur le duo croissance/sécurité.
On peut penser à trois facteurs qui permettraient une alliance entre la gauche traditionnelle et les nouveaux mouvements sociaux.
D’une part, la composante “nouvelle classe moyenne” à l’intérieur des partis sociaux-démocrates pourrait y occuper d’ores et déjà des positions suffisamment solides pour résister effectivement à une retraite inconditionnelle vers une philosophie “productiviste” de la croissance économique et une conception traditionnelle de la sécurité militaire.
Deuxièmement, la nature même de la crise économique et des dilemmes de la défense pourrait rendre les perspectives d’un “retour à la normale” (plein emploi, libre commerce international, État-providence, équilibre de la terreur effectif) suffisamment irréalistes pour affaiblir la résistance plus traditionnelle à une telle réorientation. Ces deux facteurs suffisent à eux seuls à expliquer l’émergence de priorités telles que la croissance “sélective” ou “qualitative”, le scepticisme quant au changement technique, des doutes fondamentaux quant aux mesures conventionnelles d’augmentation de la productivité, ainsi que des propositions de désarmement unilatéral. Toutes ces priorités sont devenues de plus en plus populaires dans les pays de l’Europe du Nord-Ouest, où il existe de puissants partis sociaux-démocrates.
Un troisième facteur, qui pourrait être d’une certaine importance, est que tous les principaux mouvements sociaux peuvent faire référence à d’aspects plus ou moins délaissés, oubliés ou refoulés des traditions idéologiques passées des partis socialistes, sociaux-démocrates et communistes, ou même s’en inspirer. De tels parallèles sont les plus évidents concernant le pacifisme socialiste d’avant la Première Guerre mondiale ou les revendications de la fin des discriminations politiques et économiques contre les femmes. D’autres existent entre les expériences actuelles d’économie alternative et la tradition des coopératives ouvrières de production et de consommation. De plus, la prise en compte non seulement de la production, des salaires et du travailleur, mais aussi du produit, de sa valeur d’usage et du consommateur est un élément traditionnel (quoique souvent marginal) des revendications classiques des organisations ouvrières, qui recoupe les exigences des mouvements écologistes modernes. De telles affinités semblent suggérer qu’une alliance entre les nouveaux mouvements sociaux et les partis sociaux-démocrates modernes pourrait s’appuyer non seulement sur la structure sociale “postrévisionniste” de ces derniers et sur leurs dilemmes politiques actuels, mais encore sur leur héritage “prérévisionniste”.
La troisième alliance possible est clairement la seule qui pourrait amener à défier effectivement et avec succès l’ancien paradigme politique.
Ce que ces trois scénarios ont en commun, et plus généralement ce qui a marqué (du moins en cette matière) les conflits politiques en Europe de l’Ouest depuis la fin des années 70, c’est l’affrontement entre des forces intérieures et des forces extérieures à la politique telle qu’elle est définie traditionnellement, avec ses acteurs légitimes et ses formes d’action habituelles.
Traduit de l’anglais par Didier LE SAOUT et Yves SINTOMER