Débat autour d'Empire

Empire : exceptionnalisme, multitude et résistance

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L’ouvrage Empire de Michael Hardt et Antonio Negri, écrit entre la première du Golfe et la guerre du Kosovo, publié en 2000 aux Etats-Unis (éditions Harvard University Press), en France (éditions Exils) et paru en 2002 en Italie (éditions Rizzoli), ignoré dans un premier temps, semble avoir connu un certain succès depuis. Présenté par certains comme la nouvelle « bible » marxiste – ce qui est un contresens pour ses auteurs [1 -, l’ouvrage est résolument interdisciplinaire. De la démonstration philosophique, en passant par l’analyse historique et politique jusqu’à un certain lyrisme visionnaire poétique, signalé par des intermezzos, Empire entend analyser les transformations économiques, technologiques, sociales et politiques produites par la mondialisation et offrir une base de réflexion à la résistance politique. Le projet nourri aux écrits de Deleuze et de Foucault est ambitieux et l’effort de synthèse interdisciplinaire admirable. Ce livre se veut, suivant les mots des auteurs, une résistance théorique, « un cadre théorique général et une boîte à outils de concepts pour théoriser et agir à la fois dans et contre l’Empire » [2. Prenant aux mots ces dires, le séminaire de lecture proposé par Cultures & Conflits a réuni sociologues, juristes, politistes, philosophes et anthropologues pour discuter de la pertinence analytique, des efforts et des ambiguïtés de l’ouvrage.

Les discussions au cours de ce séminaire de lecture ont porté non seulement sur les conditions du succès de cet ouvrage, sur l’étude des ambiguïtés du terme d’Empire et ce qu’il pouvait apporter en terme d’analyse des politiques et des pratiques justifiées par le champ lexical de la nécessité et de la crise, après les attentats du 11 septembre 2001, mais aussi sur le rapport à l’hétérogénéité aux dispositifs transversaux observés dans l’ouvrage, face aux étranges singuliers d’Empire et de la Multitude.

Alors qu’il existe de nombreuses recherches sur les mouvements antiglobalisation en France, il n’y a eu que très peu de théorisation au sens large. Certes, il existe des théorisations sectorisées en terme de sociologie des mouvements transnationaux, ou suivant les écoles des relations internationales, mais toutes sont relativement peu accessibles pour un public plus large. La transdisciplinarité de l’ouvrage est-elle une des conditions du succès ?

Il semblerait en effet que l’un des succès du livre soit cette ambition déclarée d’écrire un nouveau manifeste où la mondialisation ne serait ni une continuation de l’impérialisme, ni le tout au marché, mais une nouvelle souveraineté politique renvoyant à une nouvelle forme de résistance politique. Empire, n’adopte pas un point de vue dialectique. Il s’agirait plus d’un livre « patchwork » que l’on pourrait lire dans tous les sens et dont la grande nouveauté serait de mettre ensemble différents concepts afin de repenser l’histoire du capitalisme, l’effet des métamorphoses du Capital, passant de la forme concentrée de la grande industrie à une organisation plus diffuse en réseaux fluides et délocalisés : Empire comme une synthèse hétéroclite de la philosophie française post-structuraliste et une certaine synthèse d’un marxisme revisité.

Ceci étant dit, il existe une série d’ambiguïtés dans le concept et l’emploi du terme d’Empire relevées au cours de ce séminaire de lecture. Le terme d’Empire est devenu récurrent dans les discours politiques militants après les attentats du 11 septembre 2001, et nombreux sont ceux qui font référence, de manière spontanée, à l’ouvrage de Michael Hardt et Toni Negri pour parler de l’Empire américain. Autant d’emplois répétés du terme qui n’ont que peu de choses en commun avec la vision élaborée par Toni Negri et Michael Hardt dans leur ouvrage.

Si Empire il y a, ce n’est pas au sens du modèle impérial classique. De ce point de vue, le mot Empire n’est pas une métonymie pour ses auteurs. Il est un appareil décentralisé et déterritorialisé de gouvernement, qui intègre progressivement l’espace du monde entier à l’intérieur de ses frontières ouvertes et en perpétuelle expansion. L’Empire gère des « identités hybrides, des hiérarchies flexibles et des échanges pluriels en modulant ses réseaux de commandement » [3. Si le concept d’Empire est construit sur le concept de capital de Marx et la description de l’Empire comme une puissance qui renvoie toujours les limites qu’elle s’est construite elle-même, dès lors où sont les processus ? Hardt et Negri ne parlent jamais d’un processus de création et de destruction des frontières, de transformation de la représentation des frontières.

Le problème des frontières chez Hardt et Negri est lié à cette idée suivant laquelle l’économie politique est devenue indiscernable et qu’il n’y a plus de dehors spatial, ni temporel. Autrement dit, qu’il n’y a pas de lieu à l’Empire. Théoriquement, il n’y a plus de dehors spatial et il n’y a pas plus de dehors temporel. Qu’advient-il du rapport politique constitutif dedans/dehors, dans un monde où spatialement il n’y a plus de dehors ? Il n’y a plus de dehors au sens de l’espace mais il y a toujours du dehors au sens des identités. La disqualification de l’adversaire demeure un des ressorts puissants de la légitimité. Mais la représentation de l’Ennemi est de l’ordre de l’insaisissable et du furtif. On nous donne en permanence un théâtre d’ombres où le terroriste comme nouvel ennemi universel doit être marqué. De ce point de vue, il eut été intéressant pour les auteurs de discuter la montée en puissance du « principe de précaution » comme justification d’un élargissement du régime policier de la suspicion [4.

Par ailleurs, si l’on suit la définition que Hardt et Negri donne de l’Empire suivant laquelle celui-ci est formé non sur la base de la force elle-même mais sur la base de pouvoir, présenter la force comme étant au service du droit et de la paix – ce qui serait la différence entre le modèle impérial et le modèle de l’Empire -, l’actualité belliqueuse nous donne bien plus à voir un retour du modèle impérial que l’exaltation d’un modèle de l’Empire. Si l’on réfléchit sur la menace d’état d’urgence permanent sans la guerre, la mobilisation principale sur l’état d’exception ce n’est sûrement pas de faire la guerre mais au contraire de profiter de la mobilisation et des justifications que l’on prépare la guerre, que l’on est dans l’urgence permanente. On prépare une guerre à l’extérieur qui n’est plus vraiment du dehors, qui est nommé comme extérieur par ce qu’il permet de réactiver en permanence la machine policière. De fait, on serait dès lors entre le modèle impérial avec les armées et le modèle Empire avec la police si l’on maintient cette logique là.

De plus, Michael Hardt et Toni Negri n’ont-ils pas laissé la place à l’ambiguïté dans leurs explications historiques, dans la mesure où ils jouent sur les références aux Empires qui ont existé, tout en ajoutant que leur théorisation ne renvoie pas au concept habituel d’emploi ? N’y aurait-il pas là une forme d’entre-deux dans lequel l’Empire s’actualiserait dans le fait de s’énoncer ? Autrement dit, l’Empire ne se crée-t-il pas à mesure que nous l’énonçons -l’Empire comme énoncé performatif ? Reprenant la définition de l’Empire, exposée par Michael Hardt et Toni Negri, comme un Empire sans frontières ni spatiales, ni temporelles, les discussions ont porté sur la question de savoir si cette définition de l’Empire est de l’ordre de l’autoreprésentation de l’Empire ou s’il s’agit, au contraire, de la vision conceptuelle des deux auteurs. Autrement dit, l’Empire est-il une construction idéologique qui serait partout et nulle part mais qu’un pays figurerait plus que les autres, ou une forme de « politologie-fiction totale » ?

Cette tension entre un Empire comme étant déjà là et un Empire en devenir, qui est de l’ordre de la description d’un processus à être, est une ambiguïté fondamentale de l’ouvrage. Le processus socio-historique qui devrait être écrit comme processus est déjà décrit comme s’il était là. Dans les termes d’Ulrich Beck, Michael Hardt et Toni Negri confondent mondialisation, mondialité et mondialisme. Il y a un effet de fusion entre la question de savoir ce que c’est que la mondialité, le processus de mondialisation et la connaissance du mondialisme. L’Empire est-il alors une fusion des trois, c’est à dire à la fois la description d’une mondialité, du processus de mondialisation et d’un mondialisme ?

Si Michael Hardt et Antonio Negri maintiennent que l’ordre impérial ouvre la possibilité réelle de son renversement et offre de nouvelles potentialités de révolution [5, leur concept singulier de multitude est problématique. De fait, l’ouvrage ne se présente pas comme un ouvrage sur la multitude mais sur l’Empire et il convient de lire cette difficulté théorique dans le cadre du marxisme tel qu’il est développé par Antonio Negri. Il s’agit d’un marxisme particulier qui n’est pas lié à la tradition gramscienne où le rapport entre Capital et classe ouvrière est inversé par rapport à la tradition marxiste. Chez Antonio Negri, il y a la volonté de penser la classe ouvrière et sa résistance avant d’analyser les structurations du Capital et du pouvoir. Mais la multitude ainsi présentée est-elle une substitution isomorphique, suivant le mot de Daniel Bensaïd [6, de la classe ouvrière ? La lecture serrée de l’ouvrage n’offre aucune réponse précise à ce sujet. Non seulement, on ne sait pas bien ce que c’est que la multitude, mais elle est rapportée fondamentalement à une philosophie de l’Un particulièrement contradictoire avec les pensées de l’hétérogénéité et l’ontologie de la différence deleuzienne et foucaldienne. De ce point de vue, Hardt et Negri tronquent l’analyse deleuzienne de la nomadologie et de la mouvance pour ne conserver que l’aspect transdisciplinaire de l’analyse deleuzienne [7 et présenter la multitude sous un regard statique, comme succédané à la crise du concept de classe. Or, la référence spinoziste de la multitude jointe à la référence marxiste du travail et de l’exploitation sont-elles théoriquement compatibles ? Le concept de classe n’est-il pas un concept totalisant, de l’unité, contrairement au concept de multitude ? [8 La pensée du rhizome est exactement l’inverse de la pensée du marxisme classique.

Cependant, l’idée fondamentale de reposer la question des conflits dans la crise de l’économie post-fordiste, où la classe n’existe plus en tant que classe et où l’on a une multitude de luttes morcelées, reste un projet théorique de taille. Et l’on retrouve dans la conviction de Michael Hardt et Toni Negri que rien n’est jamais joué à l’avance et pour toujours, le problème du rapport entre possible et réel. Fondamentalement, Hardt et Negri reposent d’une manière intéressante la double question du désir en politique et du désir de la politique [9.

Cultures & Conflits

Voir aussi :

NEGRI Antonio, « vers l’agonie des Etats-Nations ? L’« Empire », stade suprême de l’impérialisme » Le Monde Diplomatique, janvier 2001.

http://www.monde-diplomatique.fr/2001/01/NEGRI/14678

DASSAS Véronique, « L’Empire, la multitude et nous. En guise d’introduction », introduction au numéro spécial de la revue québécoise Conjonctures, Dans l’Empire, n°35.

http://trempet.uqam.ca/Conjonctures/

Le contre Empire attaque, entretien avec Toni Negri, revue Vacarme, septembre 2000. http://vacarme.eu.org/article28.html

BENSAÏD Daniel, « L’Empire, stade terminal ? ».

www.lcr-rouge.org/debat/debat303.html

Interview de Toni Negri par Sherwood Comunicazione, « Quelques réflexions sur l’Empire et les Multitudes ».

http://amsterdam.netime.org/Lists-Archives/nettime-fr-0203/msg00036.html

Revue Multitudes, Phénomène politique des multitudes, n°9, mai-juin 2002.

Revue Multitudes, Guerres et paix dans l’Empire, n°10, hiver 2003.

Revue du M.A.U.S.S., Quelle autre mondialisation ?, n°20, Paris : La Découverte, 2002.

www.revuedumauss.com.fr

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[1 Interview de Toni Negri par Sherwood Comunicazione, « Quelques réflexions sur l’Empire et les Multitudes » : http://amsterdam.netime.org/Lists-Archives/nettime-fr-0203/msg00036.html

[2 HARDT Michael, NEGRI Antonio, Empire, Paris : Exils, 2000, p.21.

[3 HARDT Michael, NEGRI Antonio, Empire, Op. Cit., p.188.

[4 Sur le droit de police et le modèle de l’autorité impérial voir HARDT Michael, NEGRI Antonio, Empire, Op. Cit., pp. 37 à 46.

[5 Sur l’analogie avec la chute de l’empire romain et le christianisme naissant voir HARDT Michael, NEGRI Antonio, Empire, Op. Cit., p.45. Sur les alternatives au sein de l’Empire, pp. 71 à 98. Sur l’idée de Contre-Empire voir Intermezzo, p. 257.

[6 BENSAÏD Daniel, « L’Empire, stade terminal ? ». Réponse de Daniel BENSAÏD à l’article d’Antonio NEGRI paru dans le Monde Diplomatique du mois de janvier 2001, « L’Empire, stade suprême de l’impérialisme ».

[7 DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, 2, Paris, Editions de Minuit, coll. Critique, 1980. Cf. le chapitre sur le rhizome.

[8 Voir la contribution d’Antonio Negri à cette question dans le numéro spécial de la revue Multitudes, n°9, 2002.

[9 HARDT Michael, NEGRI Antonio, Empire, Op. Cit., pp. 473 à 493. Sur la figure du militant voir en particulier pp. 494 à 496.