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L’Amérique noire

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Est-ce la démocratie ?

Une des choses les plus frappantes, dans les années 80/90, fut sans doute la mutation profonde de la nature du racisme. Dans les années 50 et 60 la lutte contre la discrimination raciale se traduisait par la présence de panneaux indiquant les lieux pour “blancs” et ceux pour “colorés” qui reléguaient les Africains-Américains dans les zones de seconde classe, que ce soit dans les restaurants, les écoles, les toilettes ou les hôtels. Le racisme était simplement une forme de ségrégation légale – Jim Crow. La renaissance raciste des années 80 et 90 a apporté une transformation dans le caractère et l’essence même de la bigoterie institutionnelle. Revenons en arrière : dans l’éveil du mouvement pour les droits civiques, il n’était plus possible ni viable pour les fonctionnaires blancs en poste, bureaucrates ou dirigeants, de traiter les Africains-Américains de “nègres”, du moins pas ouvertement.

Le Ku Klux Klan et les autres groupes racistes violents existaient, mais ils ne correspondaient pas à un mouvement de masse chez les Américains blancs. Cependant, au cours des dix dernières années, une présence néo-raciste a émergé et a attribué la source de toutes les tensions raciales aux actions des gens de couleur eux-mêmes.

Il faut penser par exemple à la présence de David Duke dans les élections au poste de gouverneur de Louisiane : selon les sondages effectués auprès des électeurs, à peu près 55% des Blancs de Louisiane ont préféré Duke à Edwin Edwards (qui fut dans le passé élu gouverneur de Louisiane trois fois de suite). La grande majorité des électeurs de Duke a été enregistrée parmi les Blancs qui souffraient le plus de la récession économique dans l’État de Louisiane. Ainsi, 68% des Blancs dont la formation scolaire n’est pas allée plus loin que le lycée ont voté pour Duke ; 69% des Blancs du mouvement “Renaissance Chrétienne” (born-again) et 63% des Blancs ayant des revenus compris entre $15,000 et $30,000 étaient également en faveur de Duke. Inversement, seulement 30% de Blancs gagnant plus de 75.000$ par an ont voté pour Duke, l’ex-membre du KKK. Ceci montre bien que le thème de la race peut être utilisé de manière efficace dans la mobilisation de la classe ouvrière blanche mécontente.

Ensemble, Démocrates et Républicains sont conscients que le discours sur la race sera le facteur déterminant des élections de 1992. Les candidats démocrates se présentent aux élections avec bien peu de chances, cela pour plusieurs raisons. D’abord, parce que malgré le déclin de popularité de Bush, les présidents en exercice, quel que soit leur parti, perdent rarement. Depuis la Première Guerre mondiale les seuls présidents en exercice qui furent battus en cherchant à se faire réélire furent Hoover, Ford et Carter, victimes respectives de la Grande Dépression, du Watergate, de la crise du pétrole et de celle des otages.

Ensuite parce que, depuis 1948, les Républicains ont reçu une majorité de votes blancs à chaque élection présidentielle à l’exception d’une seule. Peu importe qui sera le candidat démocrate désigné pour les présidentielles, car il aura la même tâche difficile : réunir les votes des Blancs du Nord et d’un grand nombre d’ouvriers blancs du Sud, tout en essayant de s’attirer les faveurs des électeurs africains-américains et latinos. Le dernier candidat démocratique en date à avoir su réaliser une telle coalition fut Jimmy Carter en 1976. Mais même Carter n’a pas réussi à obtenir une majorité de votes blancs au niveau national.

Les Républicains et Bush ont déjà commencé à répondre à cela en jouant la carte du discours sur la “race”, en manipulant délibérément les préjudices raciaux à des fins de politique partisane. Tout d’abord en s’opposant et puis en signant plus tard un projet de loi réduit concernant les droits civiques, Bush a pris position dans l’ombre de Duke. Un des conseillers de Bush, C. Boydon Gray, a essayé de forcer le Président à signer un projet politique qui aurait eu comme conséquence la fin de l’usage des préférences raciales à l’embauche au sein du Gouvernement Fédéral. Bien que le projet de Gray ait été rejeté, la controverse qu’il provoqua chez les leaders du Congrès et les défenseurs des droits civiques illustre une fois de plus le fait que Bush n’avait absolument aucun principe, ni aucun engagement dans la lutte contre la discrimination raciale.

Bush sait que si 66% de tous les Blancs américains votent pour lui en 1992 (c’est-à-dire exactement le même pourcentage qui appuya la candidature de Reagan il y a huit ans), il pourra obtenir la Maison Blanche sans avoir besoin du moindre vote noir ou chicapo. En flattant bassement le racisme blanc, Bush consolide donc le soutien que lui apportent les Blancs peureux et frustrés.

Des millions de chômeurs blancs découragés sont à la recherche de réponses simples qui peuvent expliquer leur pauvreté et leur marginalité économiques. Et pourtant, en jouant cette carte du discours sur la “race”, on crée les conditions d’une réalité dans laquelle des milliers de minorités peuvent perdre leur travail ou devenir victime du harcèlement raciste, mais Bush s’en soucie bien peu.

La seule raison qui puisse inquiéter Bush à propos de l’argument raciste est la pression exercée par l’extrême droite de son propre parti. En menaçant de se porter candidat aux élections présidentielles, le journaliste réactionnaire Patrick Buchanan a ainsi fait pression sur Bush afin qu’il prenne des positions plus dures. Duke est allé jusqu’à suggérer de se présenter avec Buchanan afin de provoquer Bush.

Mais cela dit, toute spéculation sur l’éventuelle défection de Duke aux élections nationales après son récent échec électoral en Louisiane est très hasardeuse. Duke prospère parce que Bush a préparé le terrain idéologique et culturel en encourageant lui-même le racisme. En termes politiques, Duke est le fils et l’héritier illégitime de Bush. Duke est l’enfant que le Président désire désespérément renier, mais les caractéristiques politiques de son discours haineux et hostile à l’égard des droits civiques confirment la filiation d’une façon frappante.

La carte de la “race” continuera à être décisive dans la politique américaine aussi longtemps que les Blancs américains voteront selon ce qu’ils perçoivent de leur intérêt “racial”, et non pas selon leurs intérêts matériels fondamentaux. Des millions d’Américains blancs sont au chômage, tout comme les Latinos et les Africains-Américains. Des millions de femmes blanches, à travail égal, ne perçoivent pas un salaire égal, et souffrent de discriminations dans leur milieu professionnel tout comme les minorités. Si un candidat démocratique à la Présidence avait le courage et l’intelligence d’attaquer les mensonges qui se cachent derrière la carte du discours sur la race et de soutenir un projet de justice sociale agressif, les Républicains pourraient être vaincus.

Racisme et stéréotypes

Qu’est-ce que le racisme ? Dans quelle mesure le système de discrimination raciale que subissent aujourd’hui les gens de couleur diffère-t-il du type de discrimination qui existait dans la période “Jim Crow”, c’est-à-dire une ségrégation raciale légale ? Comment les différents groupes culturels sont-ils affectés par les pratiques de discrimination au sein d’une Amérique soi-disant devenue aujourd’hui “société démocratique” ?

Quels parallèles peut-on faire entre le sexisme, le racisme et les autres types d’intolérance, comme l’antisémitisme, le racisme anti-arabe, le racisme anti-handicapés ou l’homophobie ? Quels types de stratégies nationales et internationales sont-ils nécessaires pour créer une démocratie multi-culturelle qui touche l’ensemble de la société américaine et tout le monde occidental, et finalement, que devons-nous faire pour réussir à penser non seulement au-delà de nos différences mais pour arriver à reconnaître ce que nous avons en commun, pour multiplier nos efforts afin de rendre réelle une liberté totale et de transformer la nature de notre société ?

Commençons par le premier point : le racisme est un système d’ignorance, d’exploitation et de pouvoir utilisé pour opprimer les Africains-Américains, les Latinos, les Asiatiques, les Indiens d’Amérique et tous les autres à partir de critères d’ethnicité, de culture, de comportements, et de couleur. Deuxièmement: quand nous essayons d’articuler un programme qui soit celui d’une démocratie multi-culturelle, nous achoppons immédiatement sur des stéréotypes qui sont les moteurs de toutes les formes de racisme aujourd’hui.

Ces stéréotypes fonctionnent quand les gens ne sont pas perçus comme des individus possédant une expérience culturelle et sociale spécifique, des traditions religieuses et des identités ethniques particulières mais comme des personnages bi-dimensionnels produits par des attitudes pré-conçues et des semi-vérités, par l’ignorance et par la peur d’hommes à l’esprit fermé. Quand une personne est perçue à travers un stéréotype, elle n’est pas considérée comme un être humain de bonne foi, mais comme un objet sur lequel les mythes et semi-vérités sont projetés. Les stéréotypes dégradent les gens de manière différente mais la plus insidieuse est celle qui nie leur propre histoire. Dans une société raciste comme la nôtre, les gens de couleur ne sont pas pensés comme possédant une histoire ou une culture propres. Chaque chose doit être conforme aux soi-disant standards de la société bourgeoise blanche. Rien de ce qui est généré par les gens de couleur n’est accepté comme étant historiquement original, dynamique ou créatif. Ceci s’applique à la façon dont les gens de couleur sont maintenus dans l’ignorance de leur propre histoire.

En fait l’élément le plus insidieux des stéréotypes revient à faire perdre le contact avec leurs propres traditions communautaires, d’amour, de religion, de lutte ou de changement, aux groupes opprimés. Si nous ne savons pas d’où nous venons et ce que nous avons vécu, comment pouvons-nous savoir où nous voulons aller ? Ceci est d’une importance capitale et il faut considérer cela comme une forme de paralysie politique, une sorte d’amnésie historique qui frappe une génération entière de jeunes Américains n’ayant pas participé individuellement à l’effort national pour détruire Jim Crow, ni aux luttes sociales contre la guerre du Vietnam ou pour la prise du pouvoir par les Noirs dans les rues, ou aux puissants mouvements démocratiques des années 60. Beaucoup d’entre nous sont touchés par une sorte d’amnésie historique par laquelle nous reproduisons les stéréotypes, et les intériorisons jusqu’à les projeter sur les autres, au sein de notre propre communauté.

Si nous ne connaissons pas ceux qui ont contribué aux luttes démocratiques et de quelle manière nous pouvons encore être liés à ces luttes aujourd’hui, comment pouvons-nous approfondir les modèles d’un changement social et continuer à créer de grands horizons de démocratie pour nos enfants ?

Ma grand-mère qui n’est jamais allée au collège ou au lycée, qui n’est même jamais allée à l’école élémentaire est de loin bien plus clairvoyante que je ne le suis. Elle avait coutume de dire : “Manning, si tu ne sais pas où tu vas, tous les chemins te ramèneront ici…” C’est pourquoi nous avons besoin de comprendre la voie sur laquelle nous voyageons. Où nous allons est fonction d’où nous venons.

Le racisme de Reagan et de Bush

L’administration de Reagan et de Bush a indubitablement été la source de toute cette nouvelle poussée de racisme. Il faut se souvenir que lorsque Reagan gagna l’investiture présidentielle du Parti républicain, le tout premier endroit qu’il choisit pour parler fut une petite ville nommée Philadelphie, dans l’État du Mississippi. Le jour où il arriva les gens de cette ville tenaient une fête de comté ; Reagan apparut devant une foule de plusieurs milliers de Blancs qui agitaient des drapeaux confédérés et dit: “J’ai toujours été et je serai toujours pour les droits des États.” Première question : pourquoi Philadelphie, Mississippi ? Deuxième question : que veut dire les droits des États dans le contexte du Mississippi ? Il s’agit de la suprématie blanche. La foule le comprit très bien ; les conseillers en communication (speechwriters) le comprirent également. Bien que Ronald Reagan ait un QI aussi élevé que celui d’une pierre, il avait compris lui aussi.

Troisième question: qu’est-il arrivé dans la ville de Philadelphie, Mississippi, en 1964 ? Souvenez-vous encore : trois militants pour les droits civiques, deux Blancs et un Noir furent brutalement assassinés. La foule comprit cela instinctivement ; c’était un blanc-seing pour eux. Bien sûr les conseillers en étaient également conscients. C’était donc une sorte de réaffirmation de la haine et de la violence de ces assassinats, et une attaque nauséabonde contre la démocratie et la liberté pour lesquelles les trois hommes qui avaient péri étaient en train de lutter.

Il faut bien comprendre qu’il existe une étroite corrélation entre le racisme et l’absence de démocratie dans tous ces faits, ceci constitue réellement la ligne directrice de ma recherche, sans doute même celle de la plus grande partie de ma vie. Pour comprendre l’absence de démocratie dans ce pays, pour comprendre l’absence d’égalité et l’impossibilité d’une vie décente pour des millions d’Américains, pour comprendre les raisons pour lesquelles deux ou trois millions d’Américains dorment dans les ordures des caniveaux et dans les rues, nous devons d’abord commencer à comprendre les structures odieuses du racisme institutionnel. Le racisme ne pourra pas répondre à toutes nos questions, mais il nous met sur le chemin afin de saisir pourquoi nous n’avons pas su réaliser réellement la démocratie dans ce pays.

Dans les années 80, nous avons assisté à une multiplication des manifestations de violence raciste, perturbant en particulier les campus des universités. Il y a plusieurs années à l’université de Purdue une croix fut réellement brûlée en face du Centre Culturel Noir. Une semaine plus tard quelqu’un grava sur la porte d’un étudiant, “Mort à toi, Nègre.” A l’Université du Texas, à Austin, il existait un groupe se réclamant d’une “Collégiale Aryenne” qui avait pour but l’élimination de toutes “les minorités qui s’expriment franchement” dans le cadre du campus. Il y eut également toute une série d’incidents racistes durant une période de trois ou quatre ans, à l’Université du Michigan, Ann Arbor.

A Columbia University, au printemps 1988, il y eut des attaques contre plusieurs étudiants africains-américains, commises par un groupe de Blancs, et qui inspirèrent en retour une manifestation anti-raciste de plus de mille étudiants afin de dénoncer le racisme sur le campus. Ce sont seulement quelques exemples des innombrables incidents dont le pays fut le théâtre. Pourquoi cette montée en flèche du racisme ? Pourquoi est-elle apparue dans les années 1980, et pourquoi cette maladie continue-t-elle à se répandre dans les années 1990 ? Comment est-elle liée à d’autres crises du système que nous affrontons actuellement aussi bien dans des structures politiques, économiques ou sociales de notre société ?

Avant tout, il faut être très clair sur la façon dont nous identifions le racisme. Le racisme n’est jamais accidentel, au sein d’une structure sociale ou d’une institution. Il s’agit de l’exploitation systématique des gens de couleur dans le processus de production et de travail, avec l’intention de subordonner toute notre vie culturelle, sociale, politique et notre éducation. Les clefs de ce mécanisme sont à chercher dans les mots “subordonner” et “systématique”. Les dynamiques du racisme tentent d’infliger une position subordonnée aux gens de couleur (Latinos, Indiens d’Amérique, Arabes, Asiatiques, Africains-Américains et toutes les autres personnes de couleur de la société).

Les individus mis en place par Bush et Reagan et la politique qu’ils ont développée ont consolidé le processus des inégalités dans le système légal, car le réel héritage laissé par Reagan n’est pas l’héritage qui semblait être celui de la Maison Blanche pendant cette période de huit ans. En nous laissant une insurmontable dette nationale, et un arsenal militaire gigantesque, le réel héritage de Reagan va être, je crois, celui des 425 juges qu’il a nommés dans les cours fédérales et locales. A travers ces nominations il s’est en effet assuré que la discrimination reaganienne pourrait continuer bien après que son mandat présidentiel ait été achevé. L’âge des juges que Reagan a nommés au niveau fédéral est de quarante-six ans seulement. Reagan a donc fait en sorte que son idéologie puisse infiltrer l’appareil juridique, et cette idéologie est porteuse de dimensions racistes bien déterminées. Souvenons-nous : durant le premier mandat de Reagan le pourcentage de Noirs nommés au tribunal fédéral de grande instance et dans les cours d’Appel a été réduit à moins de 1%. Par comparaison, Jimmy Carter avait nommé 56 personnes aux cours d’Appel, de 1977 à 1981. Ces nominations comprenaient 11 femmes, 10 Africains-Américains, 2 Latinos et 1 Asiatique-Américain. En revanche, les nominations de Reagan furent légèrement différentes : 1 femme, 1 Noir et 1 Latino-Américaine (sans doute s’agissait-il de la même personne).

L’Administration Reagan-Bush a été ouvertement méprisante à l’égard des droits des Africains-Américains ; en fait, elle n’a nommé aucune personne de couleur aux tribunaux fédéraux et a soutenu ouvertement le régime de l’apartheid en Afrique du Sud qui s’exprimait à travers son projet “d’engagement constructif”.

En 1988, George Bush fut réélu à la présidence en employant la stratégie raciale de Reagan. Sa campagne dénonça le cas infâme de l’ancien détenu noir, Willie Horton, en en faisant l’exemple du laxisme judiciaire des démocrates à l’égard de la criminalité. Même sans appeler ouvertement à la suprématie blanche, Bush a bénéficié pourtant d’une réaction contre les acquis obtenus par les minorités raciales depuis les années 1960. En tant que Président, Bush continue à poursuivre un programme raciste tout en employant un style et un discours publics prônant l’harmonie raciale. Il cherche ouvertement une alliance avec les leaders noirs de la classe moyenne. Il les invite à dîner à la Maison Blanche. Il déclare que même si Thurgood Marshal, le seul Africain-Américain membre de la Cour Suprême, la quitte, il croit pourtant à l’égalité raciale : “Je vais vous donner une autre justice noire.” Il produit alors une justice noire contre le choix des droits des femmes. Il s’agit d’une justice noire en la personne de Clarence Thomas, qui est clairement contraire et hostile au programme des droits civiques. Il s’agit d’une justice noire qui s’oppose à l’action revendicatrice, qui s’oppose aux droits des travailleurs et à ceux des syndicats : une soi-disant justice noire qui s’est traduite dans la vie personnelle, privée et publique, de Clarence Thomas, par une attitude de mépris en particulier envers les femmes africaines-américaines ! C’est cette justice-là que Bush nous a donnée. C’est une sorte de racisme adroit, “insaisissable” comme le disait l’un de mes étudiants. En fait, Malcolm X employait une expression pour désigner cela, il l’appelait “la science de la tromperie”.

Cela prétend nous donner quelque chose mais cela ne nous donne rien : c’est une apparence qui détourne l’attention de son impact social réel et diffamateur.

Le racisme dans les années 90 signifie moindre paye à travail égal. Il s’agit là d’un processus qui entretient l’inégalité au sein de la structure salariale du pays. Le racisme institutionnel dans le système économique de l’Amérique d’aujourd’hui signifie que la rhétorique de l’égalité des chances n’est en fait qu’une supercherie pour la plupart des gens de couleur. Entre 1973 et 1986, le revenu moyen réel pour les hommes noirs entre 20 et 26 ans a chuté de 50%. Quand des milliers de familles américaines noires luttent pour économiser assez afin de rembourser l’hypothèque de leur maison et les prêts demandés pour monter de petites entreprises, les banques leur refusent souvent ces mêmes prêts. Il y a eu récemment une étude parue dans le “Rocky Mountain News” et dans d’autres journaux, financés par la “Federal Reserve Bank” de Boston, qui démontrait que le pourcentage des prêts consentis à la communauté noire est beaucoup plus bas que celui des prêts accordés aux quartiers blancs. De 1982 à 1988, des hypothèques furent levées sur 7% des résidences des quartiers blancs mais sur 2.5% seulement des quartiers noirs. En refusant des crédits aux Africains-Américains et aux autres personnes de couleur qui habitent dans les centres-villes, le processus d’embourgeoisement s’accélère en permettant que des milliers de Blancs issus de la classe moyenne s’emparent des résidences appartenant aux minorités, pour le prix d’un sous-sol en centre-ville.

Le crack

Existe-t-il d’autres éléments pour accroître le racisme et l’inégalité dans les années 90 ? Le crack en est un. Nous sommes en train d’assister à la désintégration complète des centres-villes en Amérique, c’est-à-dire du foyer de millions de Latinos et de Noirs. Nous constatons quotidiennement les effets destructeurs de la violence des gangs à l’intérieur de nos quartiers et de nos communautés, ce qui est directement attribuable au fait que, pendant vingt ans, le gouvernement fédéral n’ait absolument rien fait pour traiter le problème de la drogue à l’intérieur des ghettos et des villes. Il semble que l’épidémie de drogue n’ait pas eu de réelle existence tant qu’elle se cantonnait aux quartiers pauvres à faibles revenus et aux ghettos sans voix. Il semble qu’il n’y ait pas eu une épidémie de drogue tant que les jeunes, les femmes et les hommes latinos ou noirs étaient les seuls touchés. A combien d’autres de nos compatriotes permettrons-nous de se détruire avec la drogue ? A combien encore de nos foyers pouvons-nous permettre qu’ils se déchirent et se décomposent ? A combien de nos filles et de nos fils permettrons-nous de perdre leurs familles et leurs amis ?

Pour les gens de couleur, la dépendance vis-à-vis du crack est devenue une part du nouvel esclavage urbain, un processus brisant les vies, et régulant un nombre important de jeunes qui pourraient, autrement, demander un travail, une couverture sociale adéquate, de meilleures écoles, et le contrôle de leurs propres communautés.

Est-ce un hasard si ce cancer insidieux s’est répandu au sein des quartiers urbains les plus pauvres et que la police se concentre sur les petits revendeurs des rues plutôt que sur ceux qui contrôlent et profitent vraiment du trafic de la drogue ? Comment est-il possible que des milliers et des milliers de tonnes de drogues illégales puissent être acheminées à travers le pays, par avions, par camions ou par voitures à des centaines de centres de distribution importants comptant des milliers d’employés, malgré une surveillance et une très grande capacité des officiers de police à appliquer les lois ?

Comment, en dépit de cela, le crack arrive-t-il à représenter une forme systématique de contrôle social ? Quelques-uns m’objecteront: Manning, ceci est une théorie de la conspiration ; mais ce n’est pas de la conspiration, c’est un fait. Si vous aviez vécu au milieu d’une communauté, dans une ville, au milieu des années 80, vous auriez assisté à l’apparition du crack et l’auriez senti s’infiltrer et détruire la volonté et la résistance de milliers de jeunes.

Le combat que nous menons aujourd’hui n’est pas simplement contre le système. Il est contre ce type de violence insidieuse et contre l’attitude répressive que les gens de couleur exercent les uns sur les autres. Ce dont je veux parler c’est de la relation entre l’usage d’un certain type de substance (les drogues dures) et les problèmes économiques et sociaux qui entrent en conflit avec le système, c’est-à-dire (et c’est un pléonasme), le désœuvrement de millions de personnes de couleur, jeunes femmes ou hommes, qui vivent dans nos centres urbains.

Ce système de justice criminelle représente une sorte de contrôle social. Le crack et les drogues dures en représentent un autre.

Si vous travaillez à l’intérieur des communautés noires, il devient impossible de faire venir les gens et les familles au centre social communautaire s’il y a des “crack houses” tout autour du local du centre. Une organisation politique devient impossible à gérer quand les gens sont effrayés pour leurs propres vies. Il s’agit donc du nouveau visage du racisme à travers lequel nous pouvons reconnaître la forme de contrôle social qui existe aujourd’hui dans nos communautés, la destruction des institutions sociales et l’érosion de la capacité des gens à lutter contre les formes de domination qui, continuellement, les oppriment. Il existe une autre dimension de ce nouveau racisme. En effet tout un ensemble de faits prouvent que pour les personnes de couleur (les Afro-Américains et les Latinos), malgré les lois, malgré l’obtention des droits civils et le soi-disant engagement du gouvernement à assurer l’égalité et la justice, les mêmes mécanismes de discrimination et de bigoterie perdurent. L’American Bar Association a réalisé une étude au début de cette année, qui montre que les vendeurs de voitures demandent des prix plus élevés aux Afro-Américains et aux femmes qu’aux hommes blancs. Les enquêteurs, hommes et femmes, Blancs et Noirs, se faisaient passer pour des acheteurs de la classe moyenne, dans 90 magasins de voitures des villes importantes du pays. Ils utilisaient tous les mêmes techniques de marchandage et discutaient le prix d’une voiture coûtant normalement 11000 dollars.

Les vendeurs répondirent au marchandage selon un critère mélangeant le genre sexuel et la discrimination raciale. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les hommes blancs obtinrent la voiture pour 11 300 dollars ; les femmes blanches pour 11 500 dollars ; les hommes noirs pour 11 800 ; et les femmes noires pour 12 000 dollars. Qu’on n’aille pas prétendre que la discrimination n’existe pas ! Nous pouvons le voir jusque dans la manière dont les gens vendent leurs produits, avec une totale indifférence à l’égard du changement intervenu dans les lois.

La libération des femmes

Comment pouvons-nous situer les rapports entre le racisme et le sexisme ? Il existe plusieurs parallèles directs, à la fois théoriques et pratiques, qui lient ces deux systèmes de domination. Une bonne définition du sexisme serait la soumission des droits sociaux, culturels, politiques et éducatifs des femmes en tant qu’êtres humains, et la distribution inégale du pouvoir et des ressources entre les hommes et les femmes selon une discrimination sexuelle. Le sexisme est une dynamique qui travaille à l’intérieur de la réalité sociale, tout comme le racisme, et qui est utilisée pour soumettre une partie de la population à l’autre. Comment le sexisme fonctionne-t-il dans le système économique ? Les femmes en font l’expérience à travers l’inégalité dans le travail : un salaire inégal à travail égal s’il est exécuté par les femmes.

Le sexisme existe dans la stratification de la hiérarchie des professions selon le sexe et maintient les femmes, d’une façon disproportionnée, au niveau le plus bas. Les niveaux les plus hauts des corps professionnels sont dominés par les hommes blancs, aisés, comme s’il était normal que la propriété des formes de production revienne principalement aux hommes blancs.

Par conséquent, les femmes ont moins de mobilité et sont souvent définies comme des “femmes au foyer”, une profession pour laquelle il n’existe aucune compensation financière, malgré 60 à 80 heures de travail effectuées par semaine. Au sein du système légal, elles n’ont pas non plus droit à la totalité de ce qui leur revient. Les juges sont, dans une majorité écrasante, des hommes blancs faisant partie de la classe aisée. Le code légal des États est généralement utilisé pour exercer une discrimination à l’égard des hauts revenus féminins et spécialement à l’égard de ceux des femmes latino-américaines.

Le sexisme au sein des institutions culturelles et sociales se traduit par la domination des hommes dans les fonctions qui impliquent la prise de décision. Les hommes contrôlent la majorité des journaux, la plus grande partie de l’industrie du film, de la radio et de la télévision. Les stéréotypes sexistes des hommes sont ainsi perpétués à travers les institutions culturelles dominantes ; la publicité et les médias radio-diffusés. Dans les institutions politiques, le sexisme se traduit par une inégalité dans la prise de parole et l’influence exercée au sein du gouvernement.

L’écrasante majorité des sièges au Congrès, cours de justice et conseils municipaux est contrôlée par des hommes blancs. Les États-Unis détiennent les pourcentages les plus bas concernant la représentation des femmes au sein de la législature nationale, parmi les démocraties de l’Ouest. Et, finalement, comme le racisme, le lien qui noue tous ces mécanismes ensemble, qui perpétue l’inégalité des femmes au sein de la structure des institutions sociales est celui de la violence. Viol, viol conjugal, harcèlement sexuel au travail sont tous indispensables à la reproduction d’une société sexiste. Pour les sexistes, la violence est un élément logique et nécessaire dans une relation d’inégalité et d’exploitation. Pour dominer et contrôler, le sexisme requiert la violence. Par conséquent, viol et harcèlement sexuel ne sont pas accidentels dans la structure des relations hommes/femmes dans le cadre de cet ordre sexiste. C’est pourquoi le discours progressiste doit d’abord tenter de désamorcer ces manifestations de violence contre les femmes, dans la lutte pour l’égalité humaine et pour l’obtention d’un environnement non-sexiste. C’est pourquoi nous devons lutter pour le droit des femmes à contrôler leur propre corps, et celui de ne pas se soumettre aux démagogues du droit outrancier qui essayent de nous faire revenir sur les acquis concernant la législation sur l’avortement. Ceux qui s’opposent au droit de la femme à choisir, semblent éprouver beaucoup d’amour pour les droits du fœtus, mais méprisent trop souvent les programmes nutritionnels, les soins et les programmes éducatifs après que l’enfant soit venu au monde.

Sexisme et racisme ne sont pas des caractères héréditaires. Les comportements sont enseignés au sein de l’ossature sociale. Ils sont reproduits, une fois de plus, par les stéréotypes, par les mythes, par les peurs irrationnelles enracinées dans le faux sentiment de supériorité de ceux qui dominent. Sexisme et racisme impliquent tous deux des actes systématiques de violence et de coercition. Mais les femmes et les gens de couleur ne sont pas les seules victimes des stéréotypes et des préjudices dans notre société. Il existe plusieurs formes d’intolérance sociale, y compris l’antisémitisme, la discrimination et les préjudices subis par les juifs américains, l’homophobie, la peur des lesbiennes et des gays. Le racisme contre les handicaps existe aussi, et se traduit par la ségrégation et la discrimination des Américains physiquement diminués.

Sexisme et racisme s’allient à l’exploitation des classes pour produire un mode d’oppression triplement efficace pour les femmes de couleur. Économiquement les femmes Afro-américaines, latino-américaines et celles qui font partie du peuplement d’origine se situent bien en dessous des femmes blanches en termes de revenus, de sécurité et de mobilité de l’emploi. Le revenu moyen d’une femme noire, pour peu qu’elle soit fille-mère est en dessous de 10 000 dollars par an. 36% de tous les Noirs vivent en-dessous du seuil de pauvreté (établi par le Gouvernement Fédéral) : plus de 75% sont des femmes noires avec enfants.

Les femmes noires et latino-américaines n’ont, de fait, aucune possession d’importance ; elles ne dirigent aucune des plus grandes corporations ; elles sont rarement à la tête des collèges et universités ; elles ne font pas partie de la Cour Suprême ; quelques-unes seulement font partie de l’appareil de la Cour Fédérale ; elles sont très peu représentées au Congrès, et représentent une infime part du Corps Législatif et des cadres dirigeants des deux plus importants partis politiques. Seul un petit pourcentage des avocats du Parquet et des personnes qui font partie du système de la justice criminelle sont des femmes afro-américaines. Ce sont des femmes de couleur et non des femmes blanches qui sont constamment harcelées par la Police, qui sont arrêtées sans aucun motif valable et sont les principales victimes de tous les types de crime.

Le sexisme et le racisme ne se reproduisent pas d’une façon biologique comme les maladies ou comme la toxicodépendance ; ces deux comportements sont appris au sein de la structure sociale et n’ont absolument aucun fondement dans le patrimoine biologique héréditaire. Ils sont reproduits par les stéréotypes, les mythes et les peurs irrationnelles enracinées dans un faux sentiment de supériorité. Sexisme et racisme impliquent tous deux des actes de coercition (discrimination dans le milieu professionnel, domination légale et sous-représentation politique). Le sexisme et le racisme trouvent leur point culminant dans les actes de violence physique. Quelles corrélations peut-on établir entre le racisme, le sexisme, l’homophobie, l’antisémitisme, le racisme anti-handicapés et les autres manifestations d’intolérance et de violence ?

Il est malheureusement vrai que les gens qui sont victimes de l’une de ces formes de discrimination n’arrivent pas toujours à se rendre compte de l’oppression dont les autres sont victimes. Il existe des Noirs qui, malheureusement, sont antisémites, des juifs qui sont racistes, des femmes blanches racistes qui oppriment leurs sueurs de couleur, des Latinos qui sont homophobes et agressifs envers les homosexuel(les), des gens de couleur qui sont indifférents aux handicapés blancs. Déjà, pour beaucoup d’entre nous, l’expérience de l’oppression donne quelques aperçus de la douleur et de la discrimination des autres. Je suis un spécialiste du mouvement pour les droits civiques et j’écris sur le lynchage, les droits politiques et… Jim Crow. Mais, j’ai aussi vécu cette expérience. Je sais ce que veut dire être obligé de s’asseoir à l’arrière d’un bus. Je sais ce que veut dire ne pas être servi au restaurant. Je sais ce que c’est de ne pas être autorisé à s’asseoir à l’intérieur d’une gare routière, et d’être obligé de rester dehors dans le froid. Je sais ce que c’est que de ne pas être autorisé à essayer une casquette ou une paire de pantalons parce que vous êtes noir. Quand vous avez vécu cela, vous ne l’oubliez jamais. Et je crois que l’expérience de l’oppression, si elle est bien comprise, peut être universalisée. Ayant connu la douleur de l’oppression, je peux comprendre et ressentir la douleur de mes sœurs, victimes de la violence, du harcèlement et de la discrimination sexiste. Je peux comprendre la colère de mes sœurs et frères juifs, qui sont confrontés à la haine et au fanatisme des antisémites. Je peux exprimer ma sympathie et soutenir les lesbiennes et les gays qui sont victimes de la discrimination à cause de leurs préférences sexuelles.

Éducation

Quelles sont les autres caractéristiques de ce nouveau racisme que nous rencontrons de nos jours ? Ce que nous pouvons constater en général, c’est un modèle double qui prétend que les Afro-Américains et les autres personnes de couleur sont en train d’avancer dans leurs acquis alors que leurs conditions matérielles actuelles reculent. Pensons par exemple au système d’éducation américain. Le nombre de diplômes de doctorats accordés aux Noirs diminue peu à peu.

Entre 1977 et 19871e nombre total d’étudiants ayant obtenu un doctorat dans une université américaine a augmenté d’à peu près 500, et se situe autour de 32 278 étudiants. En 1977, le nombre d’Afro-Américains ayant obtenu un doctorat était de 1 176. En 1987, ce nombre est tombé en dessous de 700. En 1989, l’année où Reagan fut élu, il y avait 1.1 million d’Afro-Américains inscrits dans les collèges et les lycées d’enseignement professionnel américains, et le nombre de doctorats obtenus par les Noirs a chuté encore un peu jusqu’à atteindre le chiffre de 1 032 étudiants. L’administration Reagan a commencé à tailler dans les budgets de l’Éducation et à remplacer les bourses d’État par des prêts ; elle a donc délibérément accru le chômage dans les milieux à faibles revenus, rendant difficile, pour eux, le paiement des frais de scolarité. En 1983, le nombre de doctorats obtenus par les Noirs était passé à 921 et en 1987, seuls 765 Noirs (hommes et femmes) obtinrent leur diplôme de doctorat. Aujourd’hui il y a 100 000 Noirs américains de moins inscrits au collège par rapport au nombre qu’ils étaient il y a 10 ans.

Nous sommes en train d’assister à l’éloignement de l’idée de l’égalité. Une histoire similaire existe pour l’ensemble des inscriptions des Afro-Américains dans les Grandes Écoles. En 1980, 1 107 000 Noirs, hommes et femmes, étaient inscrits dans un collège ou une institution post-secondaire. Six ans après, cette statistique avait légèrement baissé et atteignait le nombre de 1081000 étudiants. Depuis, cependant, la tranche de la population noire en âge d’aller au collège (18-26 ans) a augmenté d’une façon significative : au cours de ces années, le déclin était en fait bien plus grand qu’il ne pouvait sembler l’être dans les chiffres. En revanche, les inscriptions de Blancs ont augmenté d’à peu près 1 million (presque le nombre total de tous les Afro-Américains actuellement inscrits). Nous pouvons réfléchir au problème du sous-développement du système éducatif au niveau des collèges, si nous essayons de suivre les progrès des jeunes de couleur depuis le jardin d’enfants jusqu’à leur dernière année de collège. Selon le rapport du Directeur de la Commission d’Éducation Post-Secondaire Californienne, en 1988, le nombre d’inscriptions d’enfants noirs au jardin d’enfants était approximativement de 35 290. A partir de ce nombre, le rapport du Directeur prévoit que seuls 17 645 élèves noirs de cette classe 1988 seront diplômés des lycées, c’est-à-dire approximativement 50%. A peu près 6 800 entreront au “Community Collège”, c’est-à-dire 20% ; 1 235 sont censés entrer dans le système universitaire californien et les 706 étudiants restants seront inscrits à l’Université de Californie. Ce qui représente seulement 2% de la classe initiale du jardin d’enfants.

Combien seront diplômés ? Seuls 363 étudiants obtiendront un diplôme, soit de l’Université d’État de Californie, soit de l’Université de Californie, c’est-à-dire 1% du groupe initial. Le modèle de base de l’élitisme et du racisme dans les collèges est conforme aux dynamiques du colonialisme du Tiers Monde. Dans presque toutes les institutions blanches, la relation de pouvoir entre Blancs (en tant que groupe) et personnes de couleur est inégale. L’autorité est investie par le noyau des administrateurs blancs, pour la plupart des bureaucrates et des universitaires d’influence.

Les Conseils d’Administration ou les Rectorats sont dominés par des hommes blancs, conservateurs et aisés. Malgré la présence de cours académiques sur les minorités, la grande majorité des étudiants blancs ne suit que peu ou pas de cours qui explorent l’héritage ou la culture des peuples non occidentaux ou des minorités nationales. La plupart des cours en Sciences Sociales et Sciences Humaines se concentrent strictement sur des thèmes ou des questions se référant à l’expérience capitaliste occidentale, et minimisent la centralité et l’importance des perspectives non-occidentales. Enfin, les universités et les collèges se détachent des questions urgentes, des problèmes ou des débats qui sont en relation avec les Noirs, les Latino-Américains, ou même la classe ouvrière blanche. Avec cette structure et ce type de philosophie, nous ne devrions pas être surpris que de nombreux et brillants étudiants non-blancs ne réussissent pas à aller jusqu’au bout de leurs études, dans un environnement si hostile.

La couleur de nos prisons

Chaque année aux États-Unis, sont effectuées plus de 2.2 millions d’arrestations de personnes noires. 390 000 Noirs sont actuellement incarcérés, en prison ou dans une institution pénale. Au moins la moitié des prisonniers noirs a moins de trente ans, et plus d’un million d’entre eux ne sont même pas en âge de voter. La plupart des prisonniers étaient au chômage lors de leur arrestation; les autres gagnaient moins de 8 000 dollars par an au cours de l’année précédant leur incarcération; et à peu près 45% des 1 500 hommes attendant leur condamnation à mort sont Afro-Américains. Ainsi que Lennox S-Hinds, ancien Directeur National de la Conférence Nationale des Avocats noirs, l’a indiqué “une personne noire et pauvre qui essaye d’obtenir quelques centaines de dollars en volant, à 90% de chances d’être accusée de vol avec une sentence allant de 94 à 138 mois d’emprisonnement. Un homme d’affaires blanc qui a détourné des centaines de milliers de dollars a seulement 20% de chances d’être accusé et d’être condamné à une peine allant de 20 à 48 mois”. La justice n’est pas aveugle sur la couleur quand les accusés sont noirs.

Le système économique et politique américain promet l’égalité, mais ne l’a jamais donné aux Afro-Américains. En fait, le système se sert de la rhétorique et du mythe de l’égalité pour dissimuler le processus de l’oppression. A la fois par des moyens légaux et illégaux, les Noirs sont subordonnés, marginalisés et opprimés.

Vers une démocratie multi-culturelle

De quoi avons-nous donc besoin dans ce pays ? De quelle manière allons-nous commencer à redéfinir la nature de la démocratie ? Il ne s’agit pas d’une chose mais d’un processus. La démocratie est un mot dynamique. Il y a 25 ans, les Afro-Américains n’avaient pas le droit de manger dans de nombreux restaurants, ils ne pouvaient s’asseoir sur les sièges à l’avant des bus ou des avions, ils ne pouvaient pas voter dans le Sud, ils n’avaient pas la permission d’utiliser les toilettes publiques ni celle de boire l’eau des fontaines publiques où était inscrit : “Pour Blancs seulement.”

Tout ceci a changé à travers la lutte et l’engagement, et par la compréhension de ce que la démocratie n’est pas quelque chose qu’il suffit d’affirmer en votant seulement tous les quatre ans, mais quelque chose qu’il faut vivre chaque jour au quotidien.

Que pouvons-nous faire pour créer une société plus démocratique et davantage pluraliste en Amérique ? Avant la fin de cette décennie, la majorité de la population totale de la Californie sera constituée de gens de couleur (Asiatiques-Américains, Latinos, Arabes-Américains, Américains de souche et autres). En l’an 2 015, la majorité des individus de trente à quarante ans faisant partie de la classe ouvrière âgée de trente à quarante ans seront des gens de couleur. Et peu après le milieu du prochain siècle en 2 056, nous vivrons dans un pays où les Caucasiens représenteront une très distincte minorité au sein de la population totale et où les gens de couleur seront numériquement majoritaires.

Dans les cinquante prochaines années on assistera au passage d’une société à majorité blanche à une société qui sera bien plus différenciée et pluraliste, où le multilinguisme sera de plus en plus la norme, et où les différentes cultures, religions et philosophies formeront une magnifique mosaïque d’influences réciproques et d’échanges humains.

Les gens de couleur sont en train de redéfinir radicalement la nature de la démocratie. Nous affirmons que le gouvernement démocratique est vide et qu’il ne signifie rien, sans une justice sociale active, et sans la diversité culturelle. La démocratie politique multiculturelle veut dire que ce pays n’a pas été construit par un et pour un seul groupe (les Européens occidentaux), qu’il ne possède pas qu’une seule langue (l’anglais) ni une seule religion (le christianisme), ni encore une seule philosophie économique (le capitalisme de classe). La démocratie multiculturelle signifie qu’au sein de notre société le leadership doit au contraire refléter la richesse, les couleurs et la diversité qui s’expriment à travers l’existence de toutes nos communautés. La démocratie multiculturelle demande de nouveaux types de partage du pouvoir et une redistribution des ressources qui sont nécessaires afin de créer le développement social et économique dont ont besoin ceux qui ont été systématiquement exclus et niés. La démocratie multiculturelle doit permettre à toutes les femmes et à tous les hommes de se réaliser selon leur choix, ce qui peut passer par une restructuration territoriale et géographique, si c’est le désir d’un groupe indigène, d’une communauté, ou d’une nation opprimée.

Les Américains de souche ne peuvent plus continuer à voir leurs revendications légitimes ignorées et à être traités comme une nation opprimée ; nous devons lutter pour leur droit à l’auto-détermination dans la mesure où il est le principe fondamental au cœur de la démocratie.

La démocratie culturelle doit formuler une idée de la société qui soit féministe, ou, pour reprendre les termes d’Alice Walker qui soit “womanist”.

Les modèles de subordination et d’exploitation des femmes de couleur (y compris la discrimination du travail fondée sur le genre sexuel, la race ou classe sociale, le viol et les abus sexuels, les stérilisations forcées, le harcèlement et les abus dans le fonctionnement de la justice criminelle, la discrimination dans l’attribution des logements quand il s’agit de mères célibataires avec enfants, l’inégalité des salaires à travail égal, la sous-représentation politique et la privation des droits légaux) contribuent à perpétuer une situation où les femmes sont toujours soumises dans la société.

Jamais dans l’histoire une lutte pour le progrès, en faveur des gens de couleur, n’a été gagnée sans le courage, la participation, le sacrifice et le leadership des femmes. Aucun projet d’émancipation politique n’est possible s’il ne débute pas par l’obtention pour toutes les femmes du pouvoir et d’une libération totale à tous les niveaux de l’organisation et de la société.

Les hommes ont à apprendre, à travers les expériences et la perspicacité des femmes, s’ils veulent se libérer eux-mêmes des entraves politiques, culturelles et idéologiques qui nient les droits qu’ils doivent avoir en tant qu’Américains et en tant qu’êtres humains libres.

Que peut-on dire d’autre sur la démocratie multiculturelle ? Qu’elle comprend un puissant projet économique centré sur les besoins des êtres humains.

Chacun d’entre nous a besoin de sortir de sa communauté afin de commencer à forger un projet passant par la prise de pouvoir et que les gens à la base puissent saisir, comprendre et utiliser. Il faut faire cesser le discours des médias que nous recevons par la télévision et commencer à parler les uns avec les autres à partir de nos expériences pratiques et quotidiennes. Quel genre de questions avons-nous à nous poser ? Un gouvernement a-t-il le droit de dépenser des milliards et des milliards pour cautionner les “gros bonnets” qui profitent des épargnes et des prêts alors que des millions de chômeurs américains essayent désespérément de trouver du travail ? Est-il juste que des milliards de nos dollars soient alloués à l’économie de guerre permanente qu’entretient le Pentagone afin de supprimer des millions de pauvres gens au Panama, en Irak, à Grenade, ou au Vietnam, quand 3 millions d’Américains dorment dans les rues et que 37 autres millions ne possèdent aucune forme de couverture sociale ? Bush et les démocrates sont récemment revenus sur le devant de la scène avec un compromis touchant l’économie de guerre permanente. Ils ont demandé 291 milliards de dollars pour le budget militaire de la prochaine année fiscale ? Peut-on seulement imaginer ce que cela représente ? Est-ce donc cela l’après-guerre froide ? Qui donc fera les frais de cet accroissement du complexe militaro-industriel ? Y aura-t-il la guerre en Union Soviétique ? Une guerre est déjà enclenchée, mais il s’agit d’une guerre entre eux et nous. Et nous sommes en train de la perdre puisque nous voyons des millions de gens sombrer dans la pauvreté et la famine.

Nous sommes en train de la perdre puisque nous voyons des enfants aller à l’école primaire, dans toutes les villes et bourgades américaines, sans nourriture ni vêtements appropriés, et que personne ne bouge ni ne défend le renforcement de l’économie et la justice sociale. S’agit-il de la démocratie quand nous avons le droit de vote mais pas le droit au travail ? S’agit-il de la démocratie quand les gens de couleur ont le droit d’être affamés, le droit de vivre dans des logements sans chauffage, la liberté d’aller dans des écoles plus mauvaises que la moyenne ? Une démocratie sans justice sociale, sans droits de l’homme, sans dignité humaine n’est absolument pas démocratique. Nous pouvons nous unir, en mettant en commun nos ressources et nos énergies, autour de projets progressistes pour mieux faire comprendre cela aux communautés nationales et les aider à contester.

Ceci pourrait se traduire, par exemple, par un rassemblement contre le 500ème anniversaire de la découverte de l’Amérique par C. Colomb. Chaque “célébration” de la prétendue “conquête” des Amériques et des Caraibes est une insulte ignoble faite aux millions d’Américains de souche, aux Asiatiques et aux Africains qui sont morts sous le joug du capitalisme, à cause du commerce transatlantique des esclaves, et à cause du colonialisme. Nous avons la possibilité de dénoncer 500 ans d’invasions, de guerres, de génocides et de racisme en tenant des réunions d’information, en participant à des manifestations et à des actions de protestation collective qui renforceront et donneront davantage d’élan au mouvement multiculturel. Nous pourrions ouvrir des “écoles de liberté” qui feraient découvrir aux jeunes leurs intérêts communs et leur apprendraient la possibilité de lutter : une formation qui enseignerait aux jeunes les actions de leurs propres défenseurs, qui renforcerait leur intégration dans une culture collective de la résistance, et qui approfondirait notre solidarité, en rendant hommage à nos différences plutôt qu’en les étouffant. La future majorité devra donc créer de nouveaux instituts de recherche progressistes, combler le fossé qui sépare les activistes, les organisateurs des communautés et les intellectuels progressistes susceptibles de fournir des lignes de conduite et des outils théoriques qui puissent être utilisés pour rendre le pouvoir à la base populaire et aux communautés nationales.

Enfin, il faut que notre définition de la politique soit pleine de cet esprit et de cette morale du sens commun qui défient les structures de l’oppression, le pouvoir et les privilèges qui jouent à l’intérieur de l’ordre social dominant. Une bonne part de la force que possédait le Black Freedom Movement venait de la fusion entre les objectifs politiques et les prérogatives morales. Ce qui était voulu sur le plan politique (la destruction du racisme institutionnel) était, de manière simultanée, légitimé d’un point de vue moral et éthique. Ce lien entre les deux plans permit au discours de Frederick Douglass et Sojoumer Truth, W.E.B. Du Bois, Paul Robeson et Fannie Lou Hamer de rendre particulièrement clair le fondement moral de tout cela, un fondement tout à la fois particulier et universel. Il s’agissait d’élever l’Afro-Américain, mais son humaniste impératif continue à pousser plus loin.

La démocratie multiculturelle doit se reconnaître dans cette tradition historique, comme un projet critique qui transforme la société entière. Il faut mettre l’humanité au sein de notre politique. Il n’est pas suffisant de définir ce que nous opposons ; il faut préciser aussi ce que nous affirmons. Il n’est pas suffisant de définir ce que nous voulons renverser; il faut préciser ce que nous voulons construire, dans le sens de restituer les valeurs humanistes à un système devenu matérialiste, destructif de l’environnement, et nuisible aux autres êtres humains. Il faut mettre en place une politique qui donne aux gens qui produisent la richesse de la société la possibilité de contrôler l’usage de cette richesse.

La faillite morale de la société américaine contemporaine se trouve, en partie, dans l’abîme énorme qui sépare tout le continuum des communautés américaines des élites, qui profitent des conditions de bien-être, d’influence, de pouvoir et de privilège. Le mal de notre monde est politiquement et socialement construit, et ses produits sont des pauvres, des sans-abris, des analphabètes, et les conditions de servilité politique, de discrimination raciale, et de domination sexuelle. Le vieil adage des années 60 – si on n’est pas partie de la solution, on est partie du problème – est en même temps un adage moral, culturel, économique, et politique ; Paul Robeson nous rappelle qu’il faut, non seulement oser rêver, mais “prendre position” pour donner à nos efforts des effets de longue durée. Nous ne pouvons pas rester des observateurs distingués pendant que l’être physique et matériel de millions de personnes est collectivement écrasé.

Pouvons-nous croire dans certains droits inaliénables qui dépassent la terminologie jeffersonienne de “la vie, la liberté, et la poursuite du bien-être” ? Pourquoi pas le droit de ne pas avoir faim dans un pays d’abondance de l’agriculture ?, le droit humain d’avoir une habitation décente ?, le droit humain à l’assistance médicale publique gratuite pour tous ?, le droit humain d’avoir un revenu adéquat pour les vieux ? La démocratie doit comprendre la liberté, mais la liberté selon ma terminologie est différente de la liberté dans ce pays de l’âge de Ronald Reagan, George Bush, Clarence Thomas et David Duke. Aujourd’hui, malheureusement, la liberté veut dire la liberté des corporations d’augmenter les prix, la liberté des riches d’éviter de payer les impôts, ou la liberté des chômeurs de vivre sur la marge de l’inanition et du désespoir. Peut-on croire dans la liberté de construire une société sans racisme ni sexisme, de travailler et de vivre dans les communautés sans avoir peur de la répression et de la brutalité de la police, d’habiter dans un quartier et d’avoir accès à l’assistance médicale et des habitations décentes pour tous ? Si nous pouvons réaliser une telle démocratie, si nous pouvons croire dans la vision d’une démocratie dynamique dans laquelle tous les êtres humains – les hommes et les femmes, les Latinos, les Asiatiques, et les Indiens d’Amérique – peuvent trouver un accord entre eux, nous pourrons peut-être commencer à réaliser la vision de Martin Luther King quand il a dit: “Nous allons surmonter.”