Archives par mot-clé : anthropologie

Big Brother n’existe pas, il est partout, par

Éric Sadin évoque au cours d’un entretien en deux parties, l’apparition récente et historiquement inédite d’un « bouillon de culture » favorable à l’instauration et à l’intensification progressive de techniques dressées en vue de pénétrer les comportements. Il décrit ce composé comme étant formé – 1/d’une architecture technologique sophistiquée – 2/d’un environnement géopolitique instable qui situe désormais la collecte de données comme le socle stratégique décisif – 3/d’une science marketing qui ambitionne de deviner en amont les désirs des consommateurs grâce à l’analyse des traces numériques disséminées par nos actions quotidiennes. La portée des incidences anthropologiques, politiques, sociales, juridiques, induites par cette « maille globale » est explorée dans la spécificité de chacune de ces dimensions autant que dans leurs complexes interactions.

The New Paradigm of Surveillance and Big Brother does not Exist (although He’s Everywhere)

In an interview in two parts, Éric Sadin analyzes the new conditions which make possible the intensification of various techniques devoted to the penetration of our behaviors. These conditions are 1) a sophisticated technological architecture, 2) a geopolitical environment which provides the collection of data with crucial strategic stakes, and 3) marketing techniques which track, compute and guess consumer behaviors. The anthropological, political, social and judicial implications of this tracking, computing and guessing are countless.

L’éthique comme politique de l’ordinaire, par

Les éthiques du care, en proposant de valoriser des caractéristiques morales d’abord identifiées comme féminines, ont introduit des enjeux éthiques dans le politique, et mis la vulnérabilité au cœur de la réflexion morale. En cela, elles ont affaibli, par une critique de la théorie de la justice, le lien entre éthique de la justice et libéralisme politique, et rejoignent des éthiques qu’on pourrait appeler « wittgensteiniennes ». Mais elles permettent aussi, par l’attention qu’elles prônent à la vie humaine ordinaire, de créer un nouvel espace de la réflexion politique, que nous définissons ici comme une politique de l’ordinaire dans la lignée de la « philosophie analytique de la politique » que proposait Foucault. Il s’agit alors de mettre en évidence le lien entre notre manque d’attention à des réalités négligées et le manque de théorisation qui les affecte.

Ethics as politics of the ordinary
Ethics as politics of the ordinary
The ethics of care has contributed to revise a dominant conception of ethics, by valuing what has been identified as female morality and by introducing ethical stakes into politics. It has weakended, through its critique of theories of justice, the seemingly obvious link between an ethics of justice and political liberalism, in the same way as other ethical trends, e.g. Those issued from readings of Wittgenstein. They also allow, by their attentiveness to ordinary human life, to open a new space for political thought : something we call here a « politics of the ordinary », following a suggestion by Foucault in his lecture on « Analytical philosophy of politics » (1978). The aim is here to show the connection between our inattentiveness ou carelessness for neglected realities and situations, and the lack of theorization that affects them.

Du macrocosme au microcosme…, par

Comme sur la scène d’un théâtre politique, un drame se joue dans l’appartement parisien, drame social qui est aussi un drame moral. La situation dramatique implique trois personnages : la Nounou, l’Employeuse et le Compagnon. Bien qu’interdépendants, ces trois personnages rejouent des relations de domination sociale et, dans leur tentative pour donner du sens à leur action quotidienne, des relations de domination morale. L’employeuse est confrontée à l’épreuve de la division morale, entre éthique des droits et éthique du care. La reconnaissance de la moralité de l’autre apparaît ainsi comme un enjeu fondamental de la reconnaissance sociale ; la méconnaissance de la moralité de l’autre est le signe autant que l’instrument de la domination.

From macrocosm to the microcosm : of the wider world to the apartment in Paris, the moral life of Nounou
Like on the stage of a political theatre, a social and moral drama is being played in the Parisian home. The theatrical situation implies three characters : the Nanny, the Employer and the Companion. Although they are interdependant, these characters are engaged in social domination relashionships and moreover, as they attempt to justify their everyday action, they are engaged in a moral plot. The Employer confronts to the trial of moral division, torn between the ethics of justice and the ethics of care. Thus, the recognition of others’ morality seems to be the basic stake of social recognition ; the misappreciation of others’ morality then becoming the sign and the tool of social domination.

La mutation androïde de Google : radiographie d’un imaginaire en actes, par

Au-delà de sa technique et de ses usages, qui se veulent modestes, Google a pour carburant un imaginaire démentiel, héritier de l’intelligence artificielle forte de la fin des années 1950. Son symbole pourrait en être la « Singularity University », université d’été qu’il finance à partir de juin 2009 et qui tourne autour du concept de « singularité », développé par le techno-prophète et « transhumaniste » Ray Kurzweil. Selon ce dogme, la vie tient non à la matière mais à son organisation, donc à l’information. L’imaginaire de Google, tel que porté également par sa plate-forme open-source Android pour terminaux mobiles, aboutit à la vision, d’ici une ou deux générations, d’agents personnels d’information de l’ère « Post PC ». Ou encore à une IA Google qui « vivrait » en quelque sorte au travers de personnes robotiques, anges gardiens qui connaitraient tout de nous et pourraient devenir (sans rire) nos « meilleurs amis »…

The mutation of Google android
In addition to its technology and its uses, which are claimed to be modest, Google’s fuel is an insane imagination, heir to the artificial intelligence of the late 1950s. Its symbol could be the «Singularity University», a summer school it funds since June 2009 and which revolves around the concept of «singularity», developed by the techno-prophet and «transhumanist» Ray Kurzweil. According to this dogma, life is not about matter but about its organization, which is information. The imaginary world of Google, and also of its open-source platform for mobile devices called Android, leads to the vision of a post-PC era of personal information agents in one or two generations. Or even to an AI era where Google will « live » in some way through robotic persons, guardian angels who know all of us and could be (no pun intended) our “best friends” …

Anthropophagies, racisme et actions affirmatives, par

L’anticipation du Manifeste anthropophage (1950) d’Oswald de Andrade a consisté à saisir la dynamique brésilienne, à cheval entre l’héritage de la colonisation européenne et sa projection dans l’avenir. Oswald a vu dans le Brésil qui entrait dans la modernité un « pays du futur », non pas du point de vue de la dynamique de construction d’une trajectoire nationale de développement, mais dans la perspective du développement du rapport brésilien (indigène) à l’altérité coloniale. La révolution anthropophagique, au fur et à mesure qu’elle projetait les Indiens dans le monde, se fondait sur une théorie de la multiplicité et non de la « diversité ». L’anti-colonialisme n’était pas un nationalisme et moins encore un isolationnisme, mais une machine de guerre pour prendre à l’Europe des riches « ce qui nous intéressait ».

Oswald de Andrade’s « Cannnibal Manifesto » (1950) was anticipative in its apprehension of the Brazilian dynamic as it emerged from its European colonial heritage projecting itself towards the future. As Brasil entered modernity, what Oswald observed was « a country of the future », not from the perspective of the dynamic of a construction of a national trajectory of development, but from the perspective of the development of the indigenous Brazilian relation to colonial alterity. The anthropophagic revolution, as it projected the Indians into the world, rested on a theory of multiplicity and not of « diversity ». Anti-colonialism was not a form of nationalism, but a war machine which served to take what we wanted in the rich Europe.

La dimension implicite de la norme, par

Selon l’hypothèse interprétative proposée par I. Pariente-Butterlin, le niveau des lois explicites ne peut pas représenter le paradigme de la norme. Autrement dit, la construction de la normativité fait référence à une dimension implicite permettant de mettre en lumière ce qui fonctionne à un niveau explicite. Dans ce sens, on peut admettre que la conduite ne constitue pas une expression de la loi. Une telle perspective déplace ainsi entièrement la problématique relative à la détermination d’un sens possible dans la production de conduites. En effet, « comment se fait-il que nous obéissions à des règles de droit dont nous ignorons l’existence ? » Dans la plupart de nos actions, nous ne réglons pas nos conduites sur la valeur et l’injonction de la loi. Ce qui implique que même notre rapport aux lois passe par une référence implicite à la norme. De cette manière, il devient sans doute envisageable de penser les formes de résistance ou d’acceptation des lois comme de modalités d’action ou de conduite assignées à l’horizon implicite de la normativité.

According to Pariente-Butterlin’s interpretive hypothesis, the level of explicit laws cannot represent the paradigm of the norm. In other words, the construction of normativity refers to an implicit dimension which sheds light on its explicit workings. In this sense, one can grant that conduct is not an expression of the law. This point of view completely displaces the problematic pertaining to the determination of a possible meaning in the production of conducts, for « how is it that we obey legal rules whose existence we are unaware of ? » In most of our actions, we do not regulate our conduct according to the value and injunction of the law. This implies that even our relation to laws implies an implicit reference to norms. Hence it becomes conceivable that forms of resistance or acceptance of laws be understood as modalities of action or conduct falling under the implicit horizon of normativity.

Un cavalier schizoanalytique sur le plateau du jeu d’échecs politique, par

Lévia Tot(h) (À propos de Leviathan Toth d Ernesto Neto), par et

Leviathan Toth, la contre-“installation” que Ernesto Neto a suspendue aux voûtes du Panthéon à l’automne 2006 n’exploite pas l’espace de ce lieu de mémoire national pour s’exposer («art environnemental»). Il affronte toutes ses coordonnées physiques, esthétiques, politiques, métaphysiques, pour s’en prendre à l’Art de la représentation dont le frontispice du Léviathan montrait, au dire même de Hobbes, le rôle constitutif-constitutionnel pour la République. Mettant en scène une manière de Critique et Clinique de la Représentation dans toutes les acceptions du terme à partir du court-circuit (qui est aussi le circuit le plus court) entre politique et esthétique, l’Opération-Neto vise à la dés-organisation expansive de la multitude vivant sous le régime «démocratique» de la représentation contractuelle dont le Panthéon est le temple. Elle donne corps à la perversion rhizomatique-bioénergétique de l’Image de l’État-Machine, de la Forme-État, en projetant un nouveau type de réalité, infra- et supra-organique, qui tire son «énergie» des forces de la multitudo dissoluta (Hobbes) dont elle propose une radicale re-composition vitale. Cette œuvre/non-œuvre qui relève d’un constructivisme politico-esthétique brésilien que l’on s’attache à redéfinir, ne peut dès lors faire l’«objet» que d’une pratique de déplacement incorporante et constituante du spectateur-participant.

Leviathan-Toth, Ernesto Neto’s anti/counter-installation which could be seen hanging from the vaults of the Panthéon in autumn 2006 does not seek to exploit this national memorial as a space in which to stand as an exhibition (environmental art). It responds to all of its surrounding factors – physical, aesthetic, political, and metaphysical, to attack the representative art whose constitutive-constitutional role in the republic, according to Hobbes, can be seen in Leviathan’s frontispiece. Setting up a sort of Critique et Clinique of Representation in all senses of the term beginning with the short-circuit (which is also the shortest circuit) between politics and aesthetics, Neto’s operation sets its sights on the expansive dis- organisation of the multitude living under the «democratic» regime of contractual representation of which the Panthéon is the temple. It provides a body for the rhizomatic-bioenergetic perversion of the Image of the State-Machine, of the Form-State, by projecting a new infra and supra-organic type of reality which draws its «energy» from the forces of the multitudo dissoluta (Hobbes) whose radical and vital recomposition it advocates. This work or non-work, derived from a Brazilian political-aesthetic constructivism which is undergoing redefinition, can now only take place in the context of a practice of displacement which incorporates and is constituted of the spectator-participant.

Voltaire et les vampires, par

Dans son article «Vampires» du Dictionnaire philosophique, Voltaire évoque le phénomène de la «peste vampirique» qui a frappé l’Europe centrale des années 30 du XVIIIe siècle, aussi bien que les interprétations controversées qui en furent alors données, en France comme dans toute l’Europe. Il profite de cette occasion pour reprendre sa polémique anti-religieuse avec une ironie corrosive qui n’épargne pas même un voltairien sincère, comme Jean-Baptiste Boyer d’Argens, qui avait, avec beaucoup d’acuité, donné lui-même une interprétation du phénomène dans ses Lettres juives. Dans son texte, Voltaire choisit l’arme de la satire plutôt que celle de l’enquête scientifique. Il nous donne ainsi une approche anthropologique assez approximative en révélant par là les limites d’une raison polémique bornée à la simple idéologie.

In his article on «Vampires», in the Dictionnaire philosophique, Voltaire both evokes the phenomenon of the so-called «vampire plague» which hit Central Europe during the 1730s and recalls the controversial interpretations of this phenomenon in France and abroad. He takes advantage of the occasion to renew his anti-religious polemic, with a caustic irony that doesn’t spare even a sincere Voltairian like Jean Baptiste Boyer d’Argens, who had offered a penetrating analysis of this phenomenon in his Lettres juives. In his text, Voltaire chooses satire rather than an inquiry into causes of the phenomenon, revealing a superficial anthropological approach as well as the limits of an argument conceived as pure ideology.

Propos sur le Camp : les « Tribus criminelles » Inde ( ), par et

L’ancrage du camp dans l’épistémique moderne se trouve dans une certaine nécessité et difficulté qu’ont rencontré les métropoles européennes à partir du XIXe siècle à gérer des populations qu’elles conçoivent comme un surplus inutile et potentiellement dangereux. Faire une place à l’inutile allait poser inévitablement le problème conjoint de l’élimination ou de la mise à l’écart radicale qui parcourra également tout le XXe siècle. C’est en ces termes que vont notamment se formuler les difficultés rencontrées par le colonisateur britannique en Inde dans l’appréhension de certaines castes et tribus nomades perçues comme criminelles mais, surtout, à l’aune du système social des castes, comme criminelles de naissance et en cela irréformables. Le dispositif réflexif mis en place aboutit alors à une synthèse originale entre le système autochtone et la criminologie métropolitaine en instituant une nouvelle catégorie de délits et de criminels : la criminalité de naissance. La criminalité de naissance allait ainsi trouver sa forme répressive dans la création d’une loi concernant les « tribus criminelles », et l’instauration de Settlements, véritable camp où des générations de groupes ainsi qualifiés allaient se perpétuer.

If European metropolises witnessed the development, throughout the 19th century, of various forms of concentrationary assistance and radical isolation through penal colonies, colonial space was the site of an even more explicit formulation and experimentation with the creation and the exclusion of of an undesirable human surplus, notably in South Asia, where the social system of castes could provide powerful ideological foundations for the colonial thinking on exclusion. This article seeks to illustrate this by examining the creation of the category of « criminal tribes » in India, during the last third of the 19th century.

Internet : de quel séisme parle-t-on ?, par

Le récent livre de Marc Le Glatin, Internet, un séisme dans la culture, accomplit au moins trois gestes intellectuels. Premièrement, il résume les principaux faits concernant l’évolution des pratiques culturelles sur Internet, et tout particulièrement la multiplication et la banalisation des téléchargements « gratuits » d’œuvres protégées en principe par la propriété intellectuelle. Deuxièmement, il interroge les notions de propriété intellectuelle et de diversité culturelle à lumière des nouveaux possibles ouverts par Internet. Troisièmement, il propose quelques pistes de solutions aux problèmes économiques et juridiques (et notamment la rémunération des artistes) que soulève la transformation en cours dans l’univers de la communication. Autant les faits me semblent correctement cernés et les questions dignes d’être posées, autant les solutions proposées, inspirées d’un mixte de jacobinisme centralisateur, de socialisme et de postmodernisme, me paraissent trompeuses, parce qu’elles s’appuient sur des présupposés philosophiques et politiques contraires à l’esprit de la mutation culturelle en cours. Je discute les thèses principales de l’auteur et propose des pistes de réflexion alternatives faisant appel à la philosophie de l’intelligence collective, plus propres à tirer le meilleur parti des nouvelles possibilités techniques au service de l’émancipation et du développement humain.

The recent book from Marc Le Glatin, Internet, un séisme dans la culture ?, performs three intellectual acts. First, it resumes the main facts concerning the evolution of cultural practices on the Internet, particularly the multiplication of « free » downloading of works that are in principle protected by intellectual property. Second, it interrogates the notions of intellectual property and cultural diversity in relation to the new possibilities opened up by the Net. Third, it proposes some tentative solutions for legal and economic problems, mainly the artists remuneration, related to current media transformations. Facts are correctly outlined and questions are worth asking. But the proposed solutions – inspired by a mix of centralizing jacobinism, socialism and post-modernism – sound deceptive because they are based on philosophical and political presuppositions that are quite contrary to the current stream of cultural mutation. I discuss the author’s thesis from the standpoint of a philosophy of collective intelligence and proposes some solutions oriented toward the best exploitation of the new technical possibilities in the service of human development and emancipation.

Politiques urbaines sans auteur. une anthropologie des situations, par

Comment quelque chose fait-il événement, surgit-il et fait-il sens massivement ? Cela se passe très différemment en Amérique Latine et en Afrique, même s’il y a des emprunts, même si dans le local partout quelque chose se mondialise. Il y a une prise de l’espace à ce moment-là, une occupation, qui fait peur aux autorités. Le modèle en est le carnaval, mais les télévisions communautaires qui surgissent sur les écrans africains sont une autre modalité, comme l’était le théâtre des townships. L’important, ce sont les espaces interstitiels dans lesquels peut surgir une création, une activité à dimension rituelle. L’anthropologie des émergences existe autant que celle qui déterre les traces du passé. Il s’agit d’approcher le monde à partir d’événements ou de situations plus que de structures. Ce qu’il est important de saisir, c’est le mouvement, pas la négociation qui a lieu après et qui réinstalle les structures connues ; ce qui est important, c’est l’image qui reste du changement. Ce qui se passe en Afrique en ce moment c’est le retour d’enfants d’émigrés qui veulent y installer le marché. L’anthropologue fait passer les récits des événements, les descriptions de ces espaces intermédiaires qui se maintiennent entre les camps et les gated communities.

How does something turn into an event, how does it appear and make itself felt with impact ? The siutation is different from Latin America to Africa, even if there are borrowings, even if in the local there is everyewhere something that is being globalised. There is an appropriation of space here at this moment in time, an occupation, which frightens the authorities. The model we have is the carnival, but the community television channels that are appearing on African television screens are of a different order, as was the case with the township theatres. The important thing is the interstital space out which a creation can emerge, an activity with a ritual dimension. An anthropology of emergence exists as much as an anthropology that unearths traces of the past. It means looking at the world through events and situations rather than through structures. It is the movement which needs to be understood, not the negotiation that takes place afterwards and which merely reinstates known structures : it is the image which remains after change that is important. What is happening in Africa at the moment is the return of the children of immigrants who want to set up a market. The anthropologist passes on the story of the events, the description of those intermediate spaces that are being maintained between the camps and gated communities.

Le rire matérialiste, par

Il existe une figure classique du philosophe matérialiste qui rit du reste de l’humanité, de ses craintes, ses superstitions et même ses valeurs. On peut retrouver au choix cette figure sous les traits de Démocrite, Épicure, Spinoza, Rabelais, La Mettrie, etc. Mis à part l’intérêt que l’on peut avoir pour cette figure du philosophe, assez éloignée des bancs de l’école, le texte présent vise à décrire ou (re)définir ce personnage conceptuel afin que l’on comprenne que c’est ainsi – en riant – que le philosophe matérialiste accède au monde « humain », au monde « des valeurs ». On verra alors que le vieux reproche fait au matérialisme, à savoir sa froideur et son incapacité à saisir la dynamique de l’action humaine, sa « cruauté d’anatomiste » comme dit Flaubert, ne l’atteint pas ; ou alors l’atteint à cause de son rire.

The figure of the materialist philosopher as the « laughing philosopher », who mocks the rest of humanity, its fears, superstitions and even values, is a classic one. It has been associated variously with Democritus, Epicurus, Spinoza, Rabelais, La Mettrie and others. Apart from the interest one might have in this figure of the philosopher as someone who is rather far removed from school benches, the present essay seeks to describe or (re)define this conceptual character in order to argue that laughter is the materialist philosopher’s « mode of access » to the human world, the so-called world of « values ». This implies that the equally classic reproach towards materialism – its coldness, its inability to grasp the dynamics of human action, what Flaubert would have called an « anatomist’s cruelty » – fails ; or only successfully targets materialism when it laughs.

multitudes