La philosophie n’est pas seulement une pensée dont la spéculation pourrait sembler se replier sur elle-même en se démultipliant en une diversité de figures purement intellectuelles, et dont la forme persévérerait ainsi à l’identique à travers son histoire. Elle est aussi une activité soumise à des conditions objectives : celles-ci ne cessent de la transformer et la vouent à une sorte d’exterritorialité, en la projetant sur le terrain de relations, voire d’affrontements, qui l’arrachent à ses propres débats internes et l’enracinent dans la vie concrète des individus et des groupes sociaux. On ne “fait” pas de la philosophie aujourd’hui comme dans l’antiquité classique, où cela signifiait d’abord s’attacher à la personne d’un maître, partager sa vie, respirer le même air que lui, et ainsi s’imprégner de sa manière singulière de s’orienter dans la pensée en cheminant dans l’existence. Les idées philosophiques, avant même d’avoir à être mises en œuvre, font l’objet d’une pratique effective qui les dispose dans l’ordre du réel, où elles produisent, en fonction de la place qu’elles s’y sont faite, des effets de signification : elles sont donc produites, ou plutôt elles se produisent, de telle manière que, pour se déployer à travers l’espace de communication à l’intérieur duquel elles fonctionnent, elles doivent d’abord se rendre extérieures à elles-mêmes. Ainsi la philosophie se présente dès le départ comme une institution qui, au sens propre du terme, n’est pas une donnée de la nature mais un produit d’une histoire.
Quel type d’institution la philosophie est-elle aujourd’hui pour nous ? Quelle sorte de philosophie faisons-nous, au sens non seulement de contenus de pensée pouvant être isolés des conditions de leur production et examinés pour eux-mêmes, dans une perspective uniment théorique, mais à celui précisément d’une forme pratique qui détermine le lieu où de tels contenus de pensée, non pas trouvent une place déjà toute faite, et qui leur serait mécaniquement assignée, mais tracent dynamiquement leurs schèmes d’intervention, de manière à agir aussi comme des forces réelles ? Or, si nous y réfléchissons un peu attentivement, nous devons admettre que le problème de l’institution philosophique est, dans les conditions qui sont actuellement fixées en France à cette activité, surdéterminé, dans la mesure où ces conditions sont celles d’une institution publique, ainsi doublement instituée, ce qu’on pourrait appeler en d’autres termes un appareil idéologique d’état. Dans son extériorité même, le rapport de la philosophie à l’état et à ses pouvoirs fixe aujourd’hui à celle-ci des normes d’effectuation, qui donnent une forme, sinon un contenu, à ses productions, et les intègrent à la structure sociale avec laquelle elles font étroitement corps, au moment même où elles l’interrogent sur ses propres conditions de possibilité et entreprennent de la critiquer sur le fond.
Ce caractère d’institution publique n’est attaché à la philosophie que depuis deux siècles environ : c’est la Révolution française qui, en même temps qu’elle esquissait la figure politique de l’état républicain, qui a mis ensuite près d’un siècle à s’élaborer, a “institutionnalisé” la philosophie, au sens surdéterminé du terme institution qui vient d’être évoqué, en l’incorporant aux organes de fonctionnement de cet état, par le biais de son projet d’éducation nationale, finalement réalisé au cours du processus laborieux qui a mis en place, avec toutes les contradictions qui le caractérisent, son système d’école unique. C’est alors que, dans des conditions très particulières qu’il conviendrait de retracer avec davantage de précisions, la philosophie est devenue, ce qu’elle n’avait jamais été de cette façon auparavant, une “discipline”, ayant sa place à l’intérieur d’un cursus scolaire organisé, qui joue un rôle de reproduction sociale, non seulement pour une élite restreinte mais pour l’ensemble de la nation : elle joue ainsi un double rôle de formation et de sélection en tant qu’elle est transmise dans le cadre de ce cursus sous la forme d’une matière d’enseignement, avec ses programmes officiels, ses exercices rituels, ses modes d’argumentation et de discussion. Ces derniers se sont d’ailleurs transférés sans difficulté, après la Seconde Guerre mondiale, sur le champ nouveau des grands moyens de communication, les “médias”, où la philosophie n’avait encore jamais pris complètement position ès qualités : Sainte-Beuve qui, vers 1840, avait dénoncé les méfaits de la “littérature industrielle”, aurait pu alors s’étonner des prodigieuses élucubrations de nos philosophies industrielles, rebaptisées ensuite sous l’appellation trompeuse de “nouvelle philosophie”, et qui n’ont été que des succédanés, ou les produits de substitution abâtardis de la philosophie scolaire propre à l’état républicain.
Lorsqu’aujourd’hui nous lisons Spinoza comme un auteur au programme, ce qu’il est devenu que nous le voulions ou non, nous avons peine à retrouver le sens de la revendication qui fut la sienne : voir reconnaître le droit pour quiconque, dans une libre République, d’ “enseigner publiquement à ses frais et au péril de sa réputation” (Tractatus politicus, VIII 49), donc à titre purement privé, et sans que son activité philosophique puisse être “contenue” (c’est précisément le terme qu’il emploie) par le droit d’une institution officielle qui la légitime en lui conférant la valeur d’une parole d’état. Et c’est à Hegel qu’il est revenu, dans un tout autre contexte historique, de déclarer, avec le discours inaugural par lequel il a ouvert en 1818 son enseignement à l’Université de Berlin, la naissance de cette nouvelle forme d’institution, institution institutionnalisée du fait de sa surdétermination : “La philosophie n est pas chez nous comme chez les Grecs exercée comme un art privé, mais elle a une existence officielle qui concerne donc le public, puisqu’elle est principalement au service de l’état.” Alors est apparue la grand figure historique du professeur de philosophie, qui n’est plus seulement à ses frais et au péril de sa réputation un membre particulier de la République des Lettres, mais a à représenter publiquement, non certes une doctrine officielle déjà toute tracée sous l’intitulé d’un “catéchisme laïque”, mais une forme de discours dont la signification est d’emblée universalisée au niveau de ses conditions concrètes de production, puisqu’elle est censée valoir indifféremment pour tous les citoyens qu’elle assujettit en effectuant le simulacre de leur “libération spirituelle”.
Et la philosophie dans tout cela ? demandera-t-on. Il ne faudrait surtout pas entendre les considérations précédentes en les replaçant dans une perspective de déploration ou de dénigrement, comme si elles annonçaient un définitif déclin de la pensée philosophique, condamnée à dépérir du fait de sa démocratisation: cet air est d’ailleurs bien connu des philosophes depuis Platon. L’étonnant, c’est en effet que l’institution, en le “contenant”, produise du sens, produise de nouveaux sens, et surtout produise de nouveaux conflits de sens, qui sont le meilleur indice de sa créativité théorique : en se déplaçant sur le terrain de l’école publique, les débats philosophiques, loin de s’affadir ou de se vider de leur contenu, ont pris une nouvelle acuité, se sont incorporés à des modes d’objectivation inédits, et du même coup ont ouvert le champ à des formes de mise en question et de critique encore inconnues à ce jour. Car le propre de l’institution c’est de ne pas tourner en rond, ou tourner rond, comme en cercle fermé, à la manière d’un système qui se suffirait tellement à soi-même qu’il supprimerait de son fonctionnement toute possibilité de crise. Les institutions “jouent”, d tous les sens de ce mot, et c’est dans les interstices et les écarts ainsi libérés que la philosophie poursuit son travail d’élucidation et d’examen, comme une taupe qui fouille les profondeurs de son sol pour y tracer les voies conduisant vers un nouveau monde. Philosopher, c’est creuser le sol de l’institution, de sa propre institution, et ainsi découvrir, exhiber, les failles ou les possibilités de jeu qui se dessinent dans l’obscurité de ses fondations.
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