Archives par mot-clé : pauvres

Domestiquer le travail, par

Cet article cherche à approfondir les possibilités offertes par l’instrument théorique de la «domestication du travail », en tant qu’il constitue une proposition conceptuelle utile pour repenser les diverses activités du care, ainsi que leur valeur sociale, et pour incorporer, en plus des aspects matériels, la dimension émotionnelle et morale. Pour cela, on réfléchit, en premier lieu, sur certaines limitations du concept de travail pour l’analyse du care. En second lieu, on révise la notion de care en tant qu’elle permet d’incorporer les trois dimensions antérieurement signalées (matérielle, émotionnelle, morale). Enfin, on propose une réflexion politique sur la valeur du care (reconnaissance).

Domestication of Work
This article proposes a reflection on the potentialities of a theoretical prism, the “domestication of work”, whereas it constitutes a useful conceptual proposal to rethink the different types of work, as well as their social value when incorporating, beside the material aspects, the emotional and moral dimensions. First, an analysis on the limitations of the concept of “work” will help us grasp the complexity and specificity of care Second, the notion of care will be explored, as regards to its including the three dimensions previously mentioned (material, moral and emotional). Finally, the model of social care is proposed as a way of reflection on the moral responsibility of care and its social value (recognition). Care allows to extend the concept of “work”, and contributes to its “domestication”.

Des féministes et de leurs femmes de ménage, par

Cet article présente quelques résultats d’une recherche réalisée en 2008 auprès de femmes féministes ou dotées d’une « conscience de genre » qui emploient une femme de ménage. Le recours à une femme de ménage intervient, dans la plupart des cas évoqués, pour couper court aux querelles conjugales liées aux résistances masculines opposées au partage des tâches. Une contradiction caractérise la relation avec l’employée. D’un côté, les employeuses cherchent à tisser des relations de réciprocité et de care, de l’autre côté, elles apprécient particulièrement la discrétion, voire la transparence, des employées, ce qui donne une nouvelle vigueur au thème de la dépersonnalisation, tel qu’il a été problématisé dans les années 50 par Le Guillant à propos de la « condition de bonne à tout faire ».

Among Feminists or Women with Consciousness and Their Maids : Care Between Reciprocity and Depersonalization
This article presents results from a research conducted in 2008 among women or feminists with a « consciousness of genre » who employ maids. The use of a maid, in most cases cited, is to cut short marital quarrels related to the resistance of men opposed to the sharing of tasks. A contradiction characterizes the relationship with the employee : on the one hand, employers are seeking to establish relations of reciprocity and care, on the other hand, they appreciate the discretion, or transparency of their employees, giving a new vigor to the theme of depersonalization, that Guillant had articulated as regards to the condition of servant.

Du macrocosme au microcosme…, par

Comme sur la scène d’un théâtre politique, un drame se joue dans l’appartement parisien, drame social qui est aussi un drame moral. La situation dramatique implique trois personnages : la Nounou, l’Employeuse et le Compagnon. Bien qu’interdépendants, ces trois personnages rejouent des relations de domination sociale et, dans leur tentative pour donner du sens à leur action quotidienne, des relations de domination morale. L’employeuse est confrontée à l’épreuve de la division morale, entre éthique des droits et éthique du care. La reconnaissance de la moralité de l’autre apparaît ainsi comme un enjeu fondamental de la reconnaissance sociale ; la méconnaissance de la moralité de l’autre est le signe autant que l’instrument de la domination.

From macrocosm to the microcosm : of the wider world to the apartment in Paris, the moral life of Nounou
Like on the stage of a political theatre, a social and moral drama is being played in the Parisian home. The theatrical situation implies three characters : the Nanny, the Employer and the Companion. Although they are interdependant, these characters are engaged in social domination relashionships and moreover, as they attempt to justify their everyday action, they are engaged in a moral plot. The Employer confronts to the trial of moral division, torn between the ethics of justice and the ethics of care. Thus, the recognition of others’ morality seems to be the basic stake of social recognition ; the misappreciation of others’ morality then becoming the sign and the tool of social domination.

La justice environnementale, par

Quelques pistes pour un dialogue fécond entre féminisme et écologie, par

La critique écoféministe, en ses différentes dimensions (épistémologique, morale et sociale), vise à révéler que les conséquences de la longue prédominance masculine dans les différents champs où elle a pu s’exercer ont éminemment une signification écologique : en sciences, où les savoirs et les méthodes ont été conçus selon un modèle qui se révèle impuissant à saisir la nature des problèmes environnementaux ; en morale, où paternalisme et anthropocentrisme échangent leurs caractères ; dans les contextes sociaux, où la subordination économique et politique des femmes fait de ces dernières à la fois les premières victimes de la dégradation de l’environnement et bien souvent des actrices-clefs de la mise en œuvre des mesures de protection.

Clues for a productive dialogue between feminism and ecology
Clues for a productive dialogue between feminism and ecology
The feminist critique, in its different dimensions (epistemological, ethical and social) shows that the consequences of the long masculine predominance in the different areas haves an ecological relevance. In the sciences, where knowledge and methods have been constructed by a model that is unable to understand the nature of environmental problems. In moral theories, where paternalism and anthropocentrism are essentially the same. And also in social contexts, where economic and politic subordination of women make them the first victims of the environmental degradation and often the principal protagonists of protection measures.

Anthropophagies, racisme et actions affirmatives, par

L’anticipation du Manifeste anthropophage (1950) d’Oswald de Andrade a consisté à saisir la dynamique brésilienne, à cheval entre l’héritage de la colonisation européenne et sa projection dans l’avenir. Oswald a vu dans le Brésil qui entrait dans la modernité un « pays du futur », non pas du point de vue de la dynamique de construction d’une trajectoire nationale de développement, mais dans la perspective du développement du rapport brésilien (indigène) à l’altérité coloniale. La révolution anthropophagique, au fur et à mesure qu’elle projetait les Indiens dans le monde, se fondait sur une théorie de la multiplicité et non de la « diversité ». L’anti-colonialisme n’était pas un nationalisme et moins encore un isolationnisme, mais une machine de guerre pour prendre à l’Europe des riches « ce qui nous intéressait ».

Oswald de Andrade’s « Cannnibal Manifesto » (1950) was anticipative in its apprehension of the Brazilian dynamic as it emerged from its European colonial heritage projecting itself towards the future. As Brasil entered modernity, what Oswald observed was « a country of the future », not from the perspective of the dynamic of a construction of a national trajectory of development, but from the perspective of the development of the indigenous Brazilian relation to colonial alterity. The anthropophagic revolution, as it projected the Indians into the world, rested on a theory of multiplicity and not of « diversity ». Anti-colonialism was not a form of nationalism, but a war machine which served to take what we wanted in the rich Europe.

Pauvreté, crise du climat et agrocarburants, par et

Le développement des agrocarburants n’a pas seulement pour effet de réduire à la famine les plus démunis. Il se fait au détriment des droits sur leurs terres des communautés paysannes (pensons aux 4 millions d’hectares volés par les paramilitaires colombiens et replantés en palmiers à huile). Il se fait au détriment de la biodiversité, des dernières forêts primitives, comme en Indonésie où disparaissent les écosystèmes des orangs-outangs, des zones floristiques de l’Union européenne… Et pourtant, il y a encore deux ans, le développement des agrocarburants était présenté comme la solution miracle contre la raréfaction des réserves en pétrole et dans la lutte contre l’effet de serre. L’Union européenne surenchérissait en objectifs de plus en plus ambitieux ! Le revirement quasi unanime des positions officielles vis-à-vis des agrocarburants que l’on peut observer ces derniers mois est une première victoire. Il ne faut toutefois pas relâcher nos efforts.

Biofuel development not only condemns the poorest of the poor to famine, it also deprives peasant communities of their property rights – think of the 10 million acres of land robbed by Columbian paramilitaries for conversion into oil palm estates. Biofuel development takes place at the expense of biodiversity, it finishes off the last of the pristine rainforests, as in Indonesia where the ecosystems catering for orang-outangs are disapearing. And it also savages the floral resources within the European Union. And yet, only two years ago, biofuels were hailed as the miracle solution to dwindling petroleum reserves and to the problem of global warming, with the European Union adding one ambitious biofuel initiative to the next! The near-unanimous change of heart we have been witnessing over the past months is surely a first victory, but we should definitely not slacken in our efforts.

Puissances de la samba, clichés de la samba, par

La samba est la plus puissante des expressions artistiques et en même temps l’un des plus grands clichés de Rio de Janeiro. Cliché de l’« identité nationale », du peuple et de l’État-Nation. Mais avant d’être capturée et rendue impuissante dans un cliché, la samba est une ligne de fuite, ou mieux, plusieurs lignes de fuite selon les différentes formes selon lesquelles elle s’est réinventée au long du XXe siècle. Elle dessine la carte, avec ses divisions et occupations territoriales, de la ville même de Rio : la samba qui démarque des territoires en même temps qu’elle se fait démarquer par le territoire, la samba qui réinvente des corps selon ses performances. Performances contre l’asepsie, la discipline physique et la séparation qu’on veut leur infliger : enfin, un jeu permanent de résistance biopolitique et d’action du biopouvoir.

Samba is Rio de Janeiro’s most powerful form of artistic expression, but also one of the city’s main clichés. It is a cliché of”national identity”, cliché for the people and for the Nation State. However, more fundamental than its capture in these clichés, making it powerless, samba is a line of flight or – even better than that – it is a series of lines of flight, according to the different modes by which it has been reinvented throughout the 20th century. Samba draws Rio’s map, with its sections and territorial occupations: shaping territories and being shaped by them, inventing bodies according to their performances. The performances go against asepsis, physical disciplines, and the separation that one tries to inflict on the city’s territories. In short: samba is a permanent interplay between biopolitical resistance and the action of biopower.

Propos sur le Camp : les « Tribus criminelles » Inde ( ), par et

L’ancrage du camp dans l’épistémique moderne se trouve dans une certaine nécessité et difficulté qu’ont rencontré les métropoles européennes à partir du XIXe siècle à gérer des populations qu’elles conçoivent comme un surplus inutile et potentiellement dangereux. Faire une place à l’inutile allait poser inévitablement le problème conjoint de l’élimination ou de la mise à l’écart radicale qui parcourra également tout le XXe siècle. C’est en ces termes que vont notamment se formuler les difficultés rencontrées par le colonisateur britannique en Inde dans l’appréhension de certaines castes et tribus nomades perçues comme criminelles mais, surtout, à l’aune du système social des castes, comme criminelles de naissance et en cela irréformables. Le dispositif réflexif mis en place aboutit alors à une synthèse originale entre le système autochtone et la criminologie métropolitaine en instituant une nouvelle catégorie de délits et de criminels : la criminalité de naissance. La criminalité de naissance allait ainsi trouver sa forme répressive dans la création d’une loi concernant les « tribus criminelles », et l’instauration de Settlements, véritable camp où des générations de groupes ainsi qualifiés allaient se perpétuer.

If European metropolises witnessed the development, throughout the 19th century, of various forms of concentrationary assistance and radical isolation through penal colonies, colonial space was the site of an even more explicit formulation and experimentation with the creation and the exclusion of of an undesirable human surplus, notably in South Asia, where the social system of castes could provide powerful ideological foundations for the colonial thinking on exclusion. This article seeks to illustrate this by examining the creation of the category of « criminal tribes » in India, during the last third of the 19th century.

Attention et soin. Subjectivité, lien et travail, par

L’article insiste sur la place cruciale du travail affectif et de soin (care). Dans la société du travail en réseau, l’objet principal du travail n’est plus la matière inanimée mais la vie elle-même. Le travail des infirmières, des travailleuses sociales, etc., présente la caractéristique de reposer sur une activité relationnelle qui, par nature, mobilise affects et intelligence dans la coproduction du service. Il s’agit par ailleurs d’activités fortement féminisées qui s’inscrivent dans l’interstice entre public et privé, sphère domestique et sphère étatique, économie marchande et non marchande. Autre trait marquant : ces nouvelles formes de travail sont de plus en plus assurées dans la sphère marchande par une force de travail immigrée qui, quoique fortement qualifiée, est souvent sous-payée et soumise à un lourd processus de déclassement. Sous l’impulsion des politiques néolibérales, le creusement des inégalités dans la répartition du revenu et l’affaiblissement des garanties du Welfare favorisent l’essor de ce qu’André Gorz appelait la domesticité moderne. La combinaison des inégalités salariales et celles des revenus du patrimoine se trouve ainsi à l’origine d’un dualisme croissant du marché du travail. Nous sommes là en présence d’une tendance forte, menant à la généralisation du modèle anglo-saxon de régulation du capitalisme cognitif, même s’il n’y a là rien d’une logique inéluctable, comme le montre par exemple le modèle nordique de protection sociale et de régulation du marché du travail.

This essay insists on the crucial position of affective labor and care. In the society of network labor, the principal object of work is no longer inanimate matter but life itself. The labor of caregivers, social workers, etc., is characterized by relational activity which, by nature, mobilizes affects and intelligence in the mutual co-production of services. Such activities are furthermore highly feminized and inscribed in the interstices between the public and the private, the domestic and the state spheres, market and non-market economies. Another significant trait : these new forms of work are increasingly guaranteed in the sphere of the market by an immigrant labor force that, although highly qualified, is often under-paid and subject to a heavy process of declassification. Under the impulse of neoliberal policies, the intensification of inequities in the distribution of revenue and the weakening of Welfare guarantees favor the birth of what André Gorz has called « modern domesticity ». The combination of inequality in both salary and inheritances is thus at the origin of a growing dualism in the labor market. We are thus witness to a marked tendency culminating in the generalization of the anglo-saxon model of regulation of cognitive capitalism, even though this trend bears no inevitable logic–as shown, for example, by the Nordic model of social protection and regulation of the labor market.

La monnaie et la finance globale, par

Les différentes réformes institutionnelles qui, depuis la fin des années 1970, ont conduit à une « privatisation de la monnaie » ont été l’une des assises principales sur lesquelles a été bâti le pouvoir de la finance et, dans le même temps, la déstabilisation du Welfare. À cet égard, un tournant essentiel a été l’institutionnalisation de la soi-disant autonomie des banques centrales. L’une des mesures phares de cette réforme fut la coupure du « cordon ombilical » qui, dans le mode de régulation keynésien, liait le trésor public à la banque centrale, ce qui permettait de financer par création monétaire le déficit du budget de l’État et, sous la poussée des conflits, l’expansion des dépenses sociales et du salaire socialisé. En ce sens, l’affirmation de l’autonomie de la banque centrale par rapport au pouvoir politique a été aussi, et surtout, un changement institutionnel effectué dans le but de soustraire la création monétaire à la pression des conflits sociaux, et par là, de la subordonner progressivement à la logique de la rente et de l’accumulation financière. Ce n’est pas un hasard si, à la suite de l’interdiction de financer le déficit par émission monétaire, la pierre angulaire de la première phase de la financiarisation a justement reposé sur la titrisation de la dette publique, c’est-à-dire sur l’adjudication des bons du Trésor sur un marché libéralisé. Le résultat en est non la réduction mais la croissance exceptionnelle de la dette publique et des revenus rentiers. Dans le même temps, le service de la dette représente désormais l’un des principaux postes de dépenses de l’État et son poids « excessif » est souvent invoqué pour stigmatiser les gaspillages et donc le « nécessaire » démantèlement de l’État-providence. C’est toujours dans ce contexte que l’objectif principal de la politique monétaire devient la stabilité des prix et la garantie des revenus rentiers, alors que les bulles spéculatives constituent désormais la forme essentielle et nouvelle de l’inflation dans les pays développés. De plus, pour soutenir la demande malgré le creusement des inégalités et la déstabilisation des garanties du Welfare, le deficit spending public de type keynésien a été remplacé par une sorte de deficit spending privé, incitant, comme dans le cas exemplaire des subprimes, à un formidable endettement des ménages. Cette évolution signifie aussi que nous passons de plus en plus, comme pour le droit au logement, d’une logique fondée sur des droits de propriété sociale, à une logique de droits de propriété privés, soumis aux cycles d’accumulation du capital. Pour inverser cette spirale, un processus de resocialisation de la monnaie (impliquant la remise en cause du statut d’autonomie de la Banque centrale) se présente ainsi, conjointement à une réforme fiscale radicale, comme l’un des piliers d’un projet de société capable de s’attaquer au pouvoir de la rente et de permettre la mise en place d’un revenu social garanti.

The various institutional reforms which have led since the end of the 70s to the « privatisation of currency » have formed the main base on which the subsequent power of (international) finance has been built, and, concurently, the dismantling of Welfare could take place. Core of this was the so-called autonomy of central banks, as their « umbilical cord » to national treasuries was severed. From then on, deficit financing and « keynesian » social expenditures became near-impossible. Emphasizing the autonomy of central banks from politics was mostly an institutional mutation meant to free monetary policies from social pressure and make it totally subordinate to rent creation and financial accumulation. No wonder then that « securitisation » of the public debt closely followed on the prohibition to deficit financing social expenditures. And then the outcome was not a reduction, but an explosion of public debt! And as debt servicing becomes a principal item on the budget, the « excessive costs » of welfare provisions is blamed, and a further break-down of social services is called for. It is in the same vein that price inflation is controlled, but assets inflation and speculative bubbles dominate « developped » economies. Meanwhile, in order to compensate for increasing income inequalities and diminishing welfare benefits, an exacerbated form of « private households deficit spending »has come into its own, as witnessed by the subprime crisis and mounting credit card defaults. So we are moving from an entitlements-based provision of social goods (housing, education, health etc) to one based on the pure logic of capital and its cycles. The only way out lies in the resocialisation of currency (and an end to the « independence » of central banks), profound fiscal reforms, the demise of rent-seeking, and the institution of an universal « basic income ».

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